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L’état des lieux

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Publié le

22 septembre 2018

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À l’image des temples antiques, les temples de la consommation où la start-up nation vient faire ses dévotions au dieu fric ne fonctionnent le jour que grâce aux esclaves qui y travaillent la nuit. Aliénant, épuisant, une fourmi nous décrit le travail de ceux qui ne sont rien. Hallucinant.

 

Calliope et Euterpe ayant peu d’enclin à nourrir leurs amis dont je suis, me voilà désormais contraint aux missions d’Interim ; cela permet de gagner trois thunes en attendant la fin imminente de cette comédie dérisoire.
La dernière en date, pas des moindres, se situait chez Leclerc où le gigantesque inventaire hebdomadaire a lieu. 
Vu la taille démentielle du bâtiment et du nombre de produits, nous étions bien une centaine de petits soldats affamés par le destin, rassemblés pour une interminable mission nocturne : jeunes et moins jeunes, mères et leur fils, filles et garçons, nous étions tous entièrement corvéables de 20h00 à 2h00 du matin. Plus, si nécessaire.
On pouvait tout nous demander puisque nous allions toucher 9,96 € de l’heure.
Brut.
Non stop.
Ah oui, parce qu’on nous explique, dès le début, entre autres choses, qu’il n’y a pas de pause, qu’il faut être rapide et efficace, ne pas faire d’erreur. Mais être aussi consciencieux.
Si on est trop lent, on sort. 
Si on se trompe trop dans le comptage des produits, on sort. 
Si on parle avec le voisin, on sort. 
Si on est pris avec un téléphone, on sort.
Le fait est que bien plus tard, vers minuit, dans mon équipe de douze, nous n’étions plus que quatre.

 

Lire aussi : Le prix de la vie humaine

 

Bref, une fois rassemblés en packs de douze comme les canettes, le briefing terminé et la remise des Scan effectuée, nous voilà parti pour l’inventaire des chips, des pots de Nutella, des Kinder, des cacahuètes, de tout ce dont les producteurs de merde abreuvent le peuple.
Deux achetés, un offert. C’est plein de sucre et de gras, c’est pas cher et ça vous fera oublier votre vie pourrie. J’ai compté 393 pots de Nutella. 123 paquets de cacahuètes. Des centaines de paquets de chips. J’en passe… Je n’ai jamais manipulé autant de nourriture inutile, destinée à engraisser les gens à coup de promos.
La tâche est répétitive, aliénante, mécanique.
Je m’étonne vite de ne plus être capable de penser.
Je me souviens du film « Les Temps Modernes », et je l’oublie car je risque de perdre le compte des paquets de Munster Munch.
Un silence de mort règne dans le supermarché. Uniquement ponctué par des appels aux responsables : Antoine, Denis, David, Marie …. Si l’on a un problème, on ne bouge pas, on appelle. Drôle de mélopée.
On nous a même tous étiquetés avec un code barre, que notre responsable scanne, puis on scanne le code barre de l’étagère, puis le code barre du produit, puis on compte, on entre le nombre d’unités et on agit de même sur la deuxième rangée. 
Et ainsi de suite. 
Et ainsi de suite. 
Nous devenons des code barre qui scannons d’autres code barre.
La barrière entre l’homme et l’inerte est abolie. Nous sommes tous des code barre.
Nous bipons.
Le pot de Nutella bipe.
Nous bipons tous à l’unisson dans un merveilleux concerto de code barre. 
Nous sommes devenus des automates. Nous sommes déshumanisés et nous en avons besoin pour vivre.

Au début, je fais des erreurs, j’oublie de scanner le code barre d’une étagère. 
Je fais annuler ma saisie par mon responsable qui porte un T-Shirt Joy Division (ça ne s’invente pas) et je recommence tout. Plus vite, car j’ai perdu un temps précieux et je ne veux pas me faire virer car je veux toucher ma quarantaine d’euros ! 
Alors je scanne plus vite, je compte plus vite, je n’hésite pas à réorganiser les rayonnages en lignes quand les produits sont mélangés car il faut compter des produits identiques, bien alignés. 
Le cerveau n’opère plus.
Le décervelage est en marche. 
On ne réfléchit pas, on compte, on scanne, on s’agenouille sur le carreau froid dégueulasse, on s’y mettrait à plat ventre si nécessaire, on va chercher au fond des étagères le produit qui se planque pour ne surtout pas commettre d’erreur.
A coté de moi, une femme d’origine russe vide toute son étagère comme si elle était en plein pillage, avec fureur pour ne pas perdre une seconde. Les paquets de cacahuètes qui s’entassent sur le sol. Je l’entends ensuite compter à voix basse lorsqu’elle les remets en place comme si elle psalmodiait une prière. Une prière à Saint-Edouard, assurément.
A genoux dans les paquets de cacahuètes, une triste madone transparaît
Je me retourne, je vois des mecs aux prises avec des montagnes de packs d’eau. Je remercie le Ciel d’échapper aux charges lourdes.
Tout mon corps me fait mal car j’alterne les positions debout, assis, accroupi, parfois couché pour compter les étagères du bas, celles qui rassemblent les produits les moins chers pour que personne ne les achète. Je transpire. Je me dis que je ne vais pas tenir cinq ou six heures à ce rythme.
Je me retrouve parfois aux prises avec un casse-tête difficile à décrire, et à résoudre et que l’on croise souvent : un ilôt d’un même produit, constitué par une ossature en carton et qui tient plusieurs plateaux. Le plateau supérieur est recouvert d’une montagne de produits… Impossible de tous les enlever. Mais il faudra calculer le nombre de paquets par plateau, à l’aveugle, et surtout, par déduction.

 

À moitié hagard, ayant oublié jusqu’à mon nom car je suis un code barre, avec la sensation d’évoluer dans une quatrième dimension où il n’existerait plus qu’un paysage constitué de chips, de Choco BN, de Nutella et de bouteilles de vin illuminé par des néons blancs, je réponds “oui”, sans savoir pourquoi

 

J’en suis à trois annulations de saisie et je me dis que décidément je ne vaux rien, que même ça je ne sais pas le faire et que je vais me retrouver jeté sur le parking. 
J’ai la crainte de ne pas toucher mes quarante euros, comme probablement tous les bagnards volontaires de ce piège qui sont rassemblés cette nuit.
Pourtant, j’ignore si c’est parce que les autres sont encore plus mauvais que moi ou parce que mon responsable porte un T-Shirt Joy Division, mais je suis étonné, vers minuit, après 4h00 de comptage intensif, d’être toujours là.
Mon responsable annonce même aux quatre survivants de mon équipe : “nous sommes à 95%, bravo !”. D’exactitude je suppose. Il est heureux, il souris. Ian Curtis, très loin, doit penser à autre chose. 
Je suis surpris d’être encore là.
On m’envoie ensuite au comptage des bouteilles d’alcool, ce qui pour moi, est cocasse. 
“Attention, c’est un produit sensible, cher, il faut être absolument exact !” me dit le mec au T-Shirt Joy Division.
A coté de moi, il y a un mec de 25 ans aux cheveux blonds décolorés qui ressemble à Marlon du groupe La Femme, avec la même coupe, c’est assez frappant. Il a de la vigueur, il est très sympathique. Il est assis par terre et compte ses bouteilles avec une décontraction que je lui envie. On dirait même qu’il s’amuse.
Ca me donne l’impression de ne pas être trop seul, ça me rappelle de bons souvenirs… Mais il faut sortir de toute rêverie car elle nuira à mon efficacité et risque de me jeter sur le parking. Alors, je les chasse ces maudits souvenirs, comme un essaim d’abeilles, et je me remets au comptage des bouteilles avec plus d’égard que pour une femme. 
Il est plus de minuit, lorsqu’après avoir terminé le comptage des alcools, on nous demande si nous souhaitons continuer.

A moitié hagard, ayant oublié jusqu’à mon nom car je suis un code barre, avec la sensation d’évoluer dans une quatrième dimension où il n’existerait plus qu’un paysage constitué de chips, de Choco BN, de Nutella et de bouteilles de vin illuminé par des néons blancs, je réponds “oui”, sans savoir pourquoi. 
Certains acceptent, d’autres refusent poliment, épuisés. On les reconduit vers la sortie, en les remerciant. Je note la parole réconfortante dans ce long moment où l’on demande aux gens démunis de devenir automatiques.
Les allées se sont vidées, notre petite armée de compteurs s’est effilochée comme sur un champ de bataille. On aperçoit ça et là des mecs assis en train de compter des boîtes de dentifrice, des paquets de chewing-gum. Je me demande s’il s’agit de fantômes, si des gens sont vraiment morts d’avoir trop vouloir compter.
On me mets aux produits bio. C’est reparti. Boîtes de gâteau, pollen de fleurs, gommes à mâcher. Je n’en peux plus, j’éprouve comme une sensation d’ivresse. Comme si je voulais rester et en même temps être ailleurs.
Alors je continue en imaginant déjà les quelques dizaines d’euros que je vais gagner…
Passé une heure du matin, mon bloc d’étagères terminé, je demande finalement grâce. Je me déclare vaincu par le Grand Inventaire. Je sais que si je continue, comme je suis épuisé, je vais faire des erreurs et que l’on risque de ne plus m’appeler.
On me déleste de mon Scan qui était presque devenu une extension naturelle de mon corps, on me remercie et l’on me raccompagne.
Je me retrouve sur le parking dans une nuit calme et je me dit que l’on est toujours le bienvenu dans le meilleur des mondes.
Ma prochaine mission est déjà programmée.

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