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Michèle Tribalat : « La proportion de la population d’origine africaine en France a augmenté de 71 % en deux générations »

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Publié le

14 avril 2023

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Chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (Ined) et spécialiste de la question migratoire, Michèle Tribalat souligne la part grandissante de l’immigration africaine dans la population française et fustige le poids de l’idéologie dans la discipline.
Migrants

En France en 2022, qui sont les immigrés, d’où viennent-ils et en quelle quantité ?

En 2021, l’Insee estime à près de 7 millions le nombre d’immigrés, soit 10,3 % de la population de la France entière (chiffre définitif courant 2024). Avec 3,3 millions, le continent africain représente 48 % des origines des immigrés (dont 62 % proviennent du Maghreb) devant l’Europe (33 %). Le flux, tel qu’il peut être estimé pour 2022 à partir de la statistique des délivrances de premiers titres de séjour, est en très forte croissance: 320330 contre 273360 en 2021, soit près de 47000 nouveaux titres de séjour de plus en un an (+17 %; +45 % pour le motif économique). Difficile d’attribuer cet accroissement à une poursuite de la récupération d’après pandémie. S’agit-il de régularisations anticipées ?

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« La France a toujours été une terre d’immigration » avancent les thuriféraires de l’immigration pour la justifier. Comment jugez-vous cette assertion sur le plan historique ?

Cette expression est utilisée pour banaliser la question migratoire et lui donner un avenir. Pourtant, au sens moderne du terme immigration, par exemple celui donné par Samuel P. Huntington[1] , l’immigration massive est un phénomène qui ne remonte pas, en France, au-delà de la moitié du XIXe siècle. Alors que certains de nos voisins européens émigraient, la France connaissait une transition démographique précoce. En 1851, année pour laquelle on ne dispose pas de données sur les immigrés, dans les frontières de l’époque, on a recensé 381000 étrangers (soit 1,06 % des habitants). En 1896, dans les frontières de 1871, la France abritait 1,05 million d’étrangers, soit 2,75 % de la population.

Sur les plans quantitatif et qualitatif, qu’a d’inédit l’immigration contemporaine si on la réinscrit dans la longue durée ?

D’un point de vue quantitatif, elle n’a rien d’inédit. C’est ce que nous enseigne l’évolution de la proportion d’immigrés. Elle a augmenté de 1,59 %, en moyenne annuelle, de 2006 à 2021 en France (entière), soit à un pas à peine plus grand que celui des années de forte immigration d’après guerre, entre 1954 et 1975 (+1,54 % en moyenne par an, en France métropolitaine).

Il n’en va pas de même du point des origines. Si le nombre d’immigrés s’est accru pour tous les continents d’origine, il n’a pas progressé au même rythme pour chacun d’entre eux. Ainsi, entre le dernier recensement exhaustif de 1999 et 2021, le nombre d’immigrés nés en Afrique a presque doublé (celui des immigrés nés en Afrique hors Maghreb a été multiplié par 3,2) quand celui des immigrés d’Europe n’a augmenté que de 19 %.

« En 2021, 31 % des enfants nés dans l’année ont au moins un parent né à l’étranger, 28 % ont au moins un parent né en dehors de l’UE »


Michèle Tribalat

À combien évaluez-vous la part de la population française liée à l’immigration sur une, deux, ou trois générations ? Aussi, quelle est la part de l’immigration dans la fécondité française ?

À partir des données publiées par l’Insee, j’ai estimé la population d’origine étrangère sur deux générations à 21,5 % en 2020. Dans l’Insee Première n°1910, cette même proportion est estimée en 2019-2020 à 20,9 % et la part des populations d’origine étrangère sur trois générations pour les moins de 60 ans à 32,5 %. De 1999 à 2020, le pourcentage de populations d’origine africaine sur deux générations en France a augmenté de 71 % (avec un petit défaut de comparaison : France métropolitaine en 1999 et France entière en 2020). En 2020, le nombre de personnes d’origine africaine sur deux générations est estimé à 6,7 millions, soit près de 10 % de la population. L’évolution la plus spectaculaire concerne l’Afrique hors Maghreb : 2,2 millions en 2020, contre 679000 en 1999.

Quant à la fécondité des immigrés, lorsqu’on examine le nombre moyen d’enfants par femme dans l’année (indicateur conjoncturel de fécondité), la participation des femmes nées à l’étranger peut sembler modeste : elle est estimée à 0,19 enfant en 2017-2021 par l’Insee. Mais ce qui compte finalement, c’est la part des naissances liée à l’immigration. En 2021, 31 % des enfants nés dans l’année ont au moins un parent né à l’étranger, 28 % ont au moins un parent né en dehors de l’UE. En 2002, ces proportions étaient respectivement de 23 % et 19 %.

Vous êtes critique du concept de grand remplacement forgé par Renaud Camus. Que lui reprochez-vous ?

Le grand remplacement est une métaphore littéraire qui fait écho au vécu des gens ordinaires (expression non péjorative de ma part), lesquels constatent des changements démographiques dans leur environnement ou, pour les ruraux, dans les villes où ils font leurs courses. D’où le succès de la formule qui évoque la crainte des autochtones de perdre leur ascendant dans leur propre pays. Ramener à une affaire de chiffres ce sentiment de dépossession pour ridiculiser les perceptions communes ne me paraît pas de nature à stopper le succès de la formule. Son succès dans les campagnes et les périphéries s’explique aussi par les emplois et les services publics perdus et qui sont l’apanage des grandes villes où les populations d’origine étrangère sont devenues si nombreuses.

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En quoi l’usage des statistiques ethniques, auxquelles vous êtes favorable de longue date, serait-il nécessaire dans le contexte actuel ?

Les statistiques de type ethnique, pour l’introduction desquelles j’ai mené un long combat, finalement à peu près gagné, consistent à dépasser la notion d’étranger pour examiner le processus migratoire au fil des générations. J’ai réussi à convaincre l’Insee, dans les années 1990, grâce à la médiation du Haut Conseil à l’intégration, d’adopter le concept d’immigré et, plus tard, d’introduire les informations sur le pays et la nationalité de naissance des parents dans des enquêtes, afin de recueillir des données sur les enfants d’immigrés. La collecte de données ethnoraciales me paraît moins importante et a l’inconvénient de reposer sur une affiliation personnelle et non sur des faits intemporels. On le voit aux États-Unis où, lors du recensement de 2020, le nombre d’Américains s’identifiant à des Amérindiens, au moins partiellement, s’est accru de 85 % en dix ans. À l’heure des politiques de diversité/ équité/inclusion, il est recommandé d’être autre chose qu’un blanc.

Comment l’engagement idéologique de certains universitaires ou journalistes se manifeste-t-il concrètement dans la discipline démographique ?

Par l’abandon de toute règle de base de la discipline, une désinvolture à l’égard de la mesure démographique et une déculturation technique. Ce qui m’a amenée à parler d’auto-liquidation de la discipline démographique. Quand l’objectif de la recherche n’est pas d’approcher la vérité, quand la motivation n’est pas la curiosité mais la mise en pièces des perceptions communes, quand c’est l’air du temps qui décide du vrai et du faux et que les médias qui pratiquent le décodage ne voient que d’un œil, les citoyens se méfient, conscients que l’on cherche ainsi, non pas à les informer, mais à leur faire la leçon. Pareil engagement idéologique détruit la confiance nécessaire au débat démocratique.



[1] « La migration est généralement un processus personnel, impliquant des individus et des familles, qui définissent eux-mêmes leur relation à leur ancien et à leur nouveau pays », à ne pas confondre avec la colonisation : « Les colons quittent une société généralement en groupe, afin de créer une nouvelle communauté… Ils sont imprégnés d’un but commun. » Who Are We? The Challenge to America’s National Indentity, New York, Simon and Chuster, 2004, p. 39.

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