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Présence de Tintin

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Publié le

22 mai 2023

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La revue Raskar Kapac offre un somptueux numéro à son génie tutélaire. Son directeur, Maxime Dalle, à peine rentré d’un pèlerinage au Népal, nous a confié les détails de cette grande entreprise d’exaltation tintinesque. Un numéro qui vaut tous les bijoux de la Castafiore.
Tintin

Pourquoi avoir attendu autant, chez Raskar Kapac, pour rendre hommage au maître tutélaire ?

Il nous a fallu vingt numéros et cinq hors-série pour faire monter Hergé et sa cohorte de personnages célestes sur notre bûcher artistique. Le temps n’était pas encore venu. Notre contre-panthéon s’était d’abord inspiré de la comète « Jean-René Huguenin », cet écrivain mort à 26 ans qui nous a laissé en héritage un journal mémorable.  Après lui, se sont succédés des dossiers emplis de souffre et de vitalité. Nous nous sommes intéressés aux marginaux, aux inadaptés, aux cœurs aventureux non-officiels. Parmi eux, le pirate de la mer Rouge Henry de Monfreid, puis, le préhistorique antimoderne François Augiéras ou encore le vitaliste zorbaïen Nikos Kazantzakis… Autant d’écrivains de sang et d’or qui appelaient à la révolte existentielle.

« Tintin est sur le tarmac en permanence. Même s’il affectionne son port d’attaches de Moulinsart, il convoque l’aventure sans cesse »


Maxime Dalle

Je savais qu’un jour, Hergé, Tintin, Haddock et Tournesol graviraient à leur tour notre échelle sainte artistique. Les 40 ans de la mort du maître ont été l’occasion de constituer un hommage digne de ce nom avec une bande de tintinophiles passionnés : Pierre Arditi, Hubert Védrine, François Rivière, Olivier Delcroix, Benoît Grimonpont, Charles Gonzalès, Archibald Ney, le Père Jérôme Prigent, Stéphane Barsacq, Christiane Rancé, Simon Bernard et votre serviteur. Fort d’une équipée solide, le dessinateur Hubert van Rie a conçu une maquette de toute beauté aux couleurs rouge et blanche de la fusée lunaire. Un très beau « 64 pages » qu’Hergé, depuis le paradis des grands artistes, ne renierait pas.

© Maxime Dalle

Pouvez-vous nous éclairer quelques facettes du personnage que ce numéro dévoile : Tintin philosophe vitaliste ?

Tintin est sur le tarmac en permanence. Même s’il affectionne son port d’attaches de Moulinsart, il convoque l’aventure sans cesse. Son désir de vivre le pousse à chérir l’intensité et le risque. Et il fonce en embarquant dans sa besace le capitaine Haddock qui lui-même glisse dans ses bagages quelques bouteilles de Loch Lomond. Tintin part sans cesse aux quatre coins du monde ; il est d’un nomadisme brûlant. Qui, après avoir lu Le Temple du soleil, n’a pas eu envie d’aller découvrir les civilisations précolombiennes en Amérique du Sud ? Qui, après avoir dévoré Tintin au Tibet, n’a pas eu le désir de rencontrer Grand Précieux dans sa lamaserie himalayenne ? Avec Archibald et Shylock, co-directeurs de la revue, nous sommes précisément partis en octobre dernier au Népal refaire à pied le trajet de Tintin depuis Katmandou jusqu’au massif du Gosainthan. Le héros d’Hergé était là, parmi nous, à nous infuser sa grande santé dans le cœur et les jambes. Tintin, plus qu’un illustré, est un appel philosophique à vivre intensément la vie, à aggraver notre quotidien (Huguenin).

« Tintin nous oblige. Il faut être prêt « à risquer sa vie pour ses amis »


Maxime Dalle

Tintin boyscout (ou pas tant que ça) ?

Tintin veut sauver la veuve et l’orphelin ? Sans aucun doute. Il méprise les sanguinaires bolcheviks, les rapaces boursicoteurs nord-américains, les faux monnayeurs à la solde du docteur Müller, les comploteurs bordures, les marchands d’esclaves sous la coupe du milliardaire Rastapopoulos… Tintin combat les forces obscures de ce monde ; c’est un chevalier des temps modernes. Mais il s’attache, aussi, et ce dès Le crabe aux pinces d’or, à vivre des aventures par altruisme pur. Il sauve Haddock de l’ivrognerie et de l’emprise maléfique d’Allan Thompson. Il part secourir la Castafiore au San Theodoros en se jetant volontairement dans les griffes du général Tapioca. Il risque sa vie pour Tryphon Tournesol en le délivrant des geôles du colonel Sponsz et de l’autoritaire moustachu Pleksy Gladz. Même entrain pour retrouver Tryphon, toujours lui, au Pérou avec le capitaine Haddock l’extirpant d’un bûcher purificateur que lui préparaient avec félicité les derniers survivants de l’Empire inca. Comme le rappelle le brillant journaliste Olivier Delcroix dans notre dossier, « le sacrifice est une valeur importante chez Hergé car la loyauté est chez lui une valeur sur laquelle il a bâti sa vie. » Tintin nous oblige. Il faut être prêt « à risquer sa vie pour ses amis » (saint Jean), à offrir son intrépidité au Ciel pour aller sauver Tchang au Tibet (figure magnifique de l’ami choisi) !

« Au château de Moulinsart, se constitue progressivement un micro-phalanstère d’amitiés électives »


Maxime Dalle

Tintin tribaliste ?

Au château de Moulinsart, se constitue progressivement un micro-phalanstère d’amitiés électives où nous avons d’un côté Tournesol qui prépare ses nouvelles expériences scientifiques dans un laboratoire planqué au fin fond du parc (voir L’Affaire Tournesol), où Haddock, en bon descendant de capitaine corsaire, sirote avec bonheur son whisky quand il n’est pas importuné par quelque Séraphin Lampion de passage; le même Haddock qui s’essaie à l’équitation, à la magie, à l’hospitalité tzigane, à l’accueil régulier de son ami Tintin qui réintègre le château dès qu’il le peut pour engager quelques promenades dans le parc… On se délecte de ces complicités qui ressemblent à celles vécues dans les années 1870 par Peter Gast et Nietzsche chez leur aimable mécène Malwida von Meysenbug dans sa villa de Sorrente ! Il y a chez Hergé un avant-gardisme philosophique qui nous laisse croire à la possibilité d’une vie en-dehors des cadres bourgeois, avec cette espèce de révélation utopique que des tribus d’amis peuvent constituer une famille d’élection, vivre ensemble et déambuler d’aventures en aventures tels les Vitelloni de Fellini.

© Raskar Kapac

Tintin poète ?

Ce qui me fascine dans cette tribu d’aventureux, c’est que chacun est l’orphelin de l’autre et trouve une place sur mesure au fil des albums. Pol Vandromme évoque dans son excellent Monde de Tintin l’anarchisme « rose » de Tintin qui, derrière son boy-scoutisme claironnant, est aussi un feu follet indomptable. C’est ce fil conducteur qui me guide. Cette liberté poétique du bohême qui s’incarne dans le mouvement, ce refus des lourdeurs quotidiennes qui agressent notre imaginaire, qui limitent nos rêveries, qui bousculent notre enfance, qui, pour faire court, affadissent notre existence. Pierre Arditi de conclure dans notre numéro de Raskar Kapac : « On revendique le droit de ne pas être sérieux et d’être des poètes. Hergé nous réapprend à être des poètes. Et cela, c’est inestimable. »

« L’univers de Tintin est une comédie balzacienne conduite par un humour génial »


Maxime Dalle

Tintin dramaturge ?

L’univers de Tintin est une comédie balzacienne conduite par un humour génial. Tout en ayant une critique acerbe de tout ce qui nous rabougrit, Hergé ne suscite que des réactions d’enthousiasme et de rires. Il arrive à parler des choses tragiques et risibles avec une légèreté fabuleuse. Son œuvre est universelle. Il expose le monde et les hommes avec tendresse et causticité. Lorsqu’il voyait des gens trop poussifs (des Lampion en puissance), trop vaniteux (comme le Colonel Boris), il se faisait un plaisir de les mettre en boîte, de les caricaturer avec drôlerie, de les mettre à nu. Cela me fait penser à l’abbé de Rancé que Chateaubriand décrivait comme un homme qui pouvait être très dur avec les esprits orgueilleux et mondains et qui était d’une douceur infinie à l’égard des pécheurs repentis, des pauvres hères et des marginaux qu’il accueillait dans son abbaye trappiste de la Stricte Observance tel Haddock à Moulinsart, où ne déambulent que les fous, les repris de justice et les rejetons inadaptés. Et Nestor, rendons hommage à cet indispensable majordome, est le grand chef d’orchestre de cette magistrale scène de théâtre.

Lire aussi : Raskar Kapac : « Nos vingt artistes raskar-kapiens constituent une aristocratie d’esprit »

Tintin éternel enfant ?

Tintin est un enfant de quinze ans coincé à l’âge de Peter Pan. Il nous emmène avec lui sur ses terres de jeu de prédilection : la lune, la Syldavie de Muskar XII, les forêts tropicales du san Théodoros et du Pérou, le désert nord-africain avec l’effrayant tombeau du pharaon Kih-Oskh, l’Inde endiablée du Maharadjah de Rawhajpoutalah, l’Atlantique caribéen au large de Saint-Domingue où repose l’épave de la Licorne, le Khemed oriental et son or noir, les fumeries d’opium de Shangaï, l’aérolithe échoué en Arctique, l’île noire écossaise où règne un gorille redoutable, les montagnes d’Himalaya où vivent cachés le yéti et une tribu de moines bouddhistes…  Comme le rappelle Arditi avec justesse, « Tintin c’est un tapis volant. Vous prenez le bouquin, vous ouvrez la page de garde et on vous dit  : «?Montez là-dessus !?», vous installez vos jambes et hop ! Vous vous envolez pour vivre une aventure que vous ne pourriez pas vivre sans Hergé. » Tintin est un enfant presque trop parfait qui nous ramène avec vigueur sur le continent merveilleux de l’enfance et du « grand jeu ».

« Dans notre dossier, nous abordons toute la complexité d’Hergé, notamment son rapport à la création pendant la Seconde Guerre mondiale que son biographe François Rivière évoque en détails »


Maxime Dalle

Tintin géopoliticien ?

Tintin déambule à travers l’Histoire tragique du XXe siècle. Dans notre dossier, nous abordons toute la complexité d’Hergé, notamment son rapport à la création pendant la Seconde Guerre mondiale que son biographe François Rivière évoque en détails. Plus loin, nous conversons avec Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères féru de Tintin et Blake et Mortimer, et passons en revue tous les enjeux géopolitiques auxquels Tintin est confronté dans ses aventures. L’URSS, le Congo, la Chine, les tensions borduro-syldaves, la traite des esclaves dans Coke en Stock, les révolutions sud-américaines au San Théodoros, les frictions avec le Sao Rico avivées par les marchands d’armes et autres promoteurs yankees… Védrine épluche chaque album avec une acuité formidable. Il commence notre entretien par un souvenir : « En accompagnant le Président Mitterrand au Japon en 1982, j’ai vu l’empereur Hirohito. Cela m’a paru extraordinaire de rencontrer un personnage qui était contemporain du Lotus bleu ! » Même au sommet de l’Etat, dans les alcôves du pouvoir, Tintin veille au grain.

Tintin l’Indien ?

Hergé, comme son compère Jacobs avec Blake et Mortimer, était fasciné par les civilisations primordiales. Les Indiens qui peuplent les pages de Tintin sont d’une temporalité suspendue. Ils font face à la cupidité des hommes. Hergé portraiture avec malice les compagnies pétrolières spoliatrices qui ne reculent devant rien pour chasser les indigènes de leurs terres, à fomenter des guerres intestines pour accroître leurs possessions. Déjà, on les voit agir avec perversité dans Tintin en Amérique face aux « Peaux Rouges » et de manière encore plus infâme dans L’Oreille cassée. Hergé nous montre des tribus indigènes menacées, à un fil du martyre. Parmi eux, fuyant la corruption de l’Occident, un ancien explorateur britannique du nom de Ridgwell qui est retourné à la vie primitive rejoignant d’une manière irrémédiable la tribu arumbaya.

« Tintin au Tibet sacre à la fois l’enfance et l’amitié comme les deux mamelles d’une éthique chevaleresque »


Maxime Dalle

Regardez Le Temple du soleil… Au début, étaient sept explorateurs, de Sanders-Hardmuth à Hippolyte Bergamotte. Tout partait d’un bon sentiment. Faire connaître la civilisation andine au monde entier. Mais les momies incas ne se laissent pas profaner ainsi. À l’issue de l’aventure, quand Tintin et Haddock retrouvent Tournesol sur le bûcher de Pachacamac, perdus dans la forêt péruvienne au milieu des mélodies sacrificielles, ils comprennent que l’universalisme occidental est une chimère. « Vivons heureux, vivons cachés. » dira en substance le « Noble Fils du Soleil » à Tintin après l’avoir libéré du feu vengeur. Avec Haddock, Tintin fera la promesse au roi inca que le monde perdu de Rascar Capac ne sera révélé à personne. Que ce trésor caché demeurera une aventure enfouie dans son cœur pour les siècles des siècles.

Un album que vous conseillerez à nos lecteurs en cette fin d’année scolaire ?

Mon album favori demeure le diptyque des Sept boules de cristal et du Temple du soleil. La narration policière inspirée par Jacobs, la quête galvanisante des civilisations disparues, la loyauté extraordinaire d’Haddock et Tintin en amitié (il faut sauver une fois de plus le soldat Tryphon), la découverte du pisco, cet alcool péruvien extraordinaire qui charme le capitaine dès son arrivée au port de Callao. Le même Haddock m’en a fait devenir un invétéré consommateur ! Et puis, la momie vengeresse, Rascar Capac, celle qui déchaine le feu du ciel ! Cette aventure est sublime.

© Maxime Dalle

Mais l’album qui me paraît être d’une parfaite inactualité (Les Dupondt ont tendance à comprendre les questions à l’envers), c’est Tintin au Tibet. J’en conseille la lecture car cette aventure en haute altitude sacre à la fois l’enfance et l’amitié comme les deux mamelles d’une éthique chevaleresque. Je conseillerais même aux lecteurs d’emboîter le pas à Tintin, Hadock, Tharkey et Tchang sur les neiges d’Himalaya. Comme je le disais plus haut, c’est ce que nous avons fait avec mes amis Archibald et Shylock à l’automne dernier. Pendant quinze jours, nous sommes partis au Népal et avons retracé l’itinéraire de Tintin depuis Katmandou jusqu’au massif du Gosainthan. L’expédition fut extraordinaire. L’avènement de la fiction dans nos vies ; la volonté inébranlable d’invoquer la présence réelle de Tintin à travers notre périple. Alors que nous souffrions à travers les montagnes, Tintin nous est apparu comme une eucharistie dominicale. Alors que nous étions perchés à 4600 mètres d’altitude près du lac glacé de Gosainkunda où se baignaient les apôtres de Shiva, nous dominions le ciel lourd. Au loin, le massif du Gosainthan surgissait à travers la brume, majestueux. Et croyez-le ou non, Milou nous est apparu. Un nuage mystique en forme de Fox-terrier illuminé par le soleil est resté suspendu dans le ciel pendant cinq minutes. Nous l’avons contemplé sans mot dire et pensions dans nos cœurs : « Le hasard n’existe pas. Tintin, lui, existe. »


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