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Télé-réalité : la diagonale du vide

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Publié le

26 octobre 2022

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Fait majeur de société, la diffusion de Loft Story par M6 constitua une bascule anthropologique. Être célèbre sans talent particulier devenait une carrière sous les yeux ébahis des Français. Vingt ans plus tard, nous vivons littéralement dans une émission de téléréalité. L’exhibition est la norme et la publicité a tout envahi. Plongée dans un monde sans pitié.
nabilla

Dans son excellent roman balzacien intitulé Téléréalité, Aurélien Bellanger décrit l’ascension d’un tycoon de la télévision contemporaine, librement inspiré de l’homme d’affaires Stéphane Courbit. Son héros y donne la définition la plus exacte du chemin pris par le média télévisuel contemporain : « Tiens j’ai un autre sujet de réflexion pour toi : tu connais la différence entre le cinéma et la télévision ? Au cinéma ce sont des célébrités qui jouent les anonymes, à la télé ce sont les anonymes qui deviennent des célébrités. » Anonyme devenue célèbre par la grâce de la quatrième saison des Anges de la téléréalité, la sculpturale Nabilla Benattia est à tout juste trente ans une vedette ayant déjà gagné suffisamment d’argent pour prendre sa retraite.

Des premiers pas dans le célèbre jacuzzi effectués par Loana aux premiers pas du fils qu’a eu Nabilla Benatia avec son compagnon Thomas Vergara, rencontré lors du tournage des Anges, deux décennies ont passé et un monde a changé. Ce monde, c’est le nôtre. Pensée comme le simulacre de la réalité, la téléréalité en est devenue le modèle et la source d’inspiration pour toute une génération. Elle a généré le phénomène des influenceurs, ces hommes et femmes sandwichs nourris par les algorithmes des géants du web pour nous vendre des produits de beauté, des vêtements ou le dernier fast-food à la mode. Elle s’est même « notabilisée » au fil des ans, sans toutefois renoncer aux excès qui la caractérisent depuis sa naissance.

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Évolution notable, les producteurs de ces émissions ont su faire émerger des célébrités qui passent désormais avec succès l’épreuve du temps. Jetables lors des premiers temps du genre, où des émissions comme Le Bachelor, L’Île de la Tentation ou Loft Story tenaient le haut du pavé, la téléréalité a su décliner son concept dans tous les domaines de l’industrie du spectacle, créant même des séries addictives avec des personnalités récurrentes telles que celles vues dans Les Anges de la Téléréalité, évoqués plus haut, Les Marseillais ou les Ch’tis, trimballés dans tout ce que le monde compte de lieux de fêtes et de stations balnéaires paradisiaques.

Témoin de la seconde période de la téléréalité, Mickael Bizet a été l’un des premiers agents de candidats de la téléréalité, et, selon ses dires, le premier à avoir fait « monter les marches du Festival de Cannes » à l’une de ces starlettes passées au rang de stars. La ressemblance entre lui et le héros du roman d’Aurélien Bellanger est d’ailleurs frappante. Comme ce dernier, il est un garçon des classes moyennes venu de province, en l’occurrence les Charentes puis le ch’nord qui l’a façonné durant l’adolescence. Avant d’être un acteur de la télé, il en fut donc le spectateur archétypique de cette France qui s’ennuie et vit par procuration.

Michael Bizet s’est d’abord illustré avec une « Botox party » filmée par l’équipe de la mythique émission Tellement Vrai, sorte de striptease écumant les bas-fonds du pays à la recherche de freaks et d’histoires pathétiques. Il la justifiait ainsi : « Amour de la nuit + promotion de soirée + toxine butolique = première botox party d’Afrique. Eurêka ! J’avais trouvé de quoi me faire connaître ! » En voilà au moins un qui ne se cache pas derrière les bons sentiments et l’hypocrisie de façade, ce qui serait presque rafraichissant.« Ma soirée était bien The Place to Be à Bordeaux. C’est comme ça que les deux tigresses se sont retrouvées à se trémousser sur la piste de danse au milieu d’autres peoples de la télé-réalité comme Bruno Moneroe, Pascal le grand frère et tous les candidats de la Belle et ses Princes », ajoute-t-il sentimental.

La téléréalité nous interroge sur le sens que nous voudrions donner à notre société, soumise à l’instant et au culte de l’argent facile

Un point de départ qui a fini par faire de Mickaël Bizet l’un des premiers agents du milieu, à la tête de plusieurs sociétés, notamment Jebookunestar.com qu’il nous présente comme suit : « Ça n’est pas moi qui ait pratiqué le plus vieux métier du monde durant cinq ans. J’ai plus exactement exercé le métier de souteneur de ceux qui vendaient leur corps et leur âme aux plus offrants. » Le décor est planté. Car la téléréalité est à l’origine d’un véritable écosystème. Bien sûr, les boîtes de nuit qui utilisent des candidats pour faire de la promotion de soirée, mais aussi les marques de vêtements. Mickaël Bizet nous explique ainsi que les montres Daniel Wellington ont été créées par et pour la promotion sur les réseaux sociaux.

Se dévoile un monde qui tourne exclusivement autour de l’argent, gagné par le placement de produits. Les agents placent leurs bimbos des deux sexes à la télévision, à charge pour eux de vendre des biens de consommation courante sur leurs comptes Instagram et TikTok. Un système bien rôdé. Les plus connus vivent à Dubaï sans payer d’impôts. Les moins fortunés y vivent aussi, les femmes finissant souvent dans la prostitution de « luxe » pour milliardaires en goguette dans les eaux chaudes de la mer d’Arabie.

La téléréalité a depuis fait du chemin. Elle s’invite même en politique. Magali Berdah de Shauna Events a interrogé les candidats à la présidentielle, allant même jusqu’à rendre visite à Marlène Schiappa en vendant l’influence de ses clientes auprès des jeunes femmes pour une campagne de prévention contre les violences domestiques. Elle est actuellement au cœur d’un scandale lié à des escroqueries autour des comptes de formation professionnelle, qui lui vaut un clash médiatique d’une grande violence avec le rappeur Booba depuis plusieurs mois.

Lire aussi : Joseph Thouvenel : « Sur les retraites, le débat politique est un débat d’idéologues »

Quel rôle peut bien jouer ce type de divertissement sur le temps de cerveau disponible des adolescents ? Quel modèle donne-t-on à la jeunesse autre que des personnalités dont l’unique mérite est de n’avoir aucune inhibition et un corps sculpté dans les salles de musculation et sur le billard des meilleurs chirurgiens tunisiens ? À tout juste 25 ans, une star de la téléréalité extrêmement suivie, Maeva Ghenam est une vedette de téléréalité extrêmement suivie. Elle gagne 150 000 euros par mois grâce à ses 3,3 millions d’abonnés sur Instagram qu’elle abreuve de placements de produits. Une aubaine pour les marques qui peuvent ainsi toucher des millions de consommateurs dans leur cœur de cible.

Pour devenir un média people à lui seul, un candidat de téléréalité doit savoir exposer l’ensemble de sa vie, y compris les plus intimes. Ce n’est qu’ainsi qu’il fédère une « communauté » qui devient une rente et une banque. Le fameux « quart d’heure de célébrité » warholien paraît anachronique au regard de l’évolution du média. Il est d’ailleurs épatant d’entendre le nombre de jeunes gens pour qui devenir « influenceur » ou « youtuber » représente une carrière de rêve, au même titre que footballeur ou acteur. La téléréalité nous interroge sur le sens que nous voudrions donner à notre société, soumise à l’instant et au culte de l’argent facile. Le monde de demain sera formé d’une forte proportion de pauvres, d’une infime minorité de très riches… et de ceux qui observeront les premiers en ayant peur de partager leur sort tout en rêvant de la vie des seconds qui leur sera notifiée à chaque instant. Et si nous trouvions d’autres modèles ?

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