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Tremper n’est pas jouer

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Publié le

4 juillet 2018

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Les trempeurs n’ont plus la cote, les gens à la page les prennent pour des barbares qui ignorent les bons usages, ou pire encore, pour des archaïques qui refusent le progrès des mœurs, de la propreté et de l’hygiène

 

« Dites-moi, mon cher E., vous que l’on prétend très ferré dans les choses de la politesse et du savoir-vivre… » Lorsque Chantal de S. débutait sur ce ton une péroraison quelconque, nul ne pouvait savoir quel genre de cataclysme se préparait, surtout quand elle assaisonnait son propos d’un demi-sourire faussement bon-homme.

– Pourriez-vous nous dire, à Lucien et à moi-même… (et E. vit, au bout de la table du petit-déjeuner, le malheureux Lucien de S. se recroqueviller sur son assiette) nous dire s’il est bien conforme à la bien-séance la plus élémentaire de tremper ses tartines dans son thé, son café, son chocolat ou que sais-je encore ? »

Du coup, le pauvre Lucien interrompit à mi-course le mouvement qui portait sa biscotte beurrée de son bol à sa bouche, et coula vers E. un regard navré. Bah! Cela aurait pu être pire, songea ce dernier en peaufinant sa réponse.

 

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– À vrai dire, ma chère Chantal, mais vous penserez peut-être que je me répète, commença E. en écartant les miettes qui entouraient sa tasse, je dirais qu’en matière, il n’y a pas une règle, mais plusieurs, en fonction des lieux bien sûr – comme vous le savez, tremper est un crime abominable et impardonnable chez bon nombre de nos voisins européens – et surtout des époques. Jusqu’à la Révolution, on s’en donne à cœur joie. Mais à partir du milieu du XIXe siècle, alors que le puritanisme victorien s’impose en France comme la référence ultime, la politesse à table se transforme, et s’ingénie à dissimuler toute manifestation de désir et de plaisir.

C’est l’époque où l’on s’interdit de humer le vin, de se souhaiter bon appétit ou de féliciter la maîtresse de maison pour la qualité de sa chère. La chair est triste, en somme, ou du moins, cachée et indicible ». Et il sembla à E. que Lucien se redressait imperceptiblement.

Et je ne vous parle pas du comte de Paris, trempeur notoire et parfaitement décomplexé.

– À cette époque, bien sûr, les trempeurs n’ont plus la cote, les gens à la page les prennent pour des barbares qui ignorent les bons usages, ou pire encore, pour des archaïques qui refusent le progrès des mœurs, de la propreté et de l’hygiène. « On ne trempe plus sa rôtie dans le breuvage. On la coupe, on la mange à part », note par exemple le délicieux écrivain-dandy Eugène Marsan en 1925.

Et il précise : « Si la gourmandise y perd très certainement, la civilité y gagne, le décorum ». Sauf qu’au même moment, d’autres persistent à tremper, comme Marcel Proust qui, dans l’une des scènes les plus fameuses de l’histoire littéraire, raconte la sensation miraculeuse produite par « une cuillerée de thé » où il avait « laissé s’amollir un morceau de madeleine ».

 

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Lequel de ces deux romanciers, qui d’ailleurs s’appréciaient et se fréquentaient, était le plus poli? Le plus chic ? Le plus convenable ? Et encore, ma chère Chantal, je ne vous parle pas du comte de Paris, trempeur notoire et parfaitement décomplexé, y compris lorsqu’il le faisait en face du président de l’Assemblée nationale. Ni de la scène rapportée dans l’Évangile selon Saint Jean, où un certain Jésus…

– Et… Et donc ? », insista Chantal de S.

– Et donc, je dirais qu’à condition de le faire proprement et de ne pas enduire sa tartine de substances inadaptées au repas du matin, type cancoillotte, maroilles, époisses, pâté de foie ou saucisson à l’ail, cette question ne relève pas véritablement de la politesse. Puis j’ajouterais que cette question continue apparemment de diviser la France en deux catégories, les gourmands, dont je me flatte d’être, et, comment dirais-je… ceux qui privilégient en toute chose le « décorum » invoqué par Marsan.

À l’autre bout de la table, Lucien, désormais tout sourire, croqua la biscotte qu’il venait de tremper avec un soupir de volupté.

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