Le conseil d’État turc a annulé le 9 juillet la décision du 27 Novembre 1934 visant à transformer la basilique Sainte Sophie en musée. Est-ce avant tout une provocation de la Turquie vis-à-vis de l’Europe et à ses racines chrétiennes ?
Je ne pense pas que le but premier ait été de "provoquer" sciemment l’Europe, d'ailleurs plus post-chrétienne et laïque/athée que "chrétienne" pour les Turcs et les musulmans, même si l'évènement témoigne incontestablement d'un manque d'empathie totale envers la civilisation chrétienne que Recep Taiyyp Erdogan stigmatise souvent comme hostile-"croisée-islamophobe" non pas parce que c'est vrai mais parce qu'il sait qu'elle est au contraire culpabilisée et honteuse d'elle-même. Or Le néo-Sultan irascible ne comprend pas la faiblesse et ne respecte que les forts. et son message est un message de force symbolique et géocivilisationnelle. Comme nous ne cultivons plus dans nos sociétés occidentales notre propre histoire chrétienne et discréditons toute fierté identitaire européenne, nous avons du mal à comprendre qu'un autre peuple, en l'occurrence les Turcs se réapproprient fièrement un passé impérial-conquérant et une appartenance géocivilisationnelle impériale totalement décomplexée.
Qu'on le veuille ou non, les valeurs cosmopolitiques-consuméristes ("Mc World") que les Occidentaux pensent être universelles sont perçues très négativement par les civilisations non-occidentales au contraires fières d'elles-mêmes et parfois revanchardes.
Qu'on le veuille ou non, les valeurs cosmopolitiques-consuméristes ("Mc World") que les Occidentaux pensent être universelles sont perçues très négativement par les civilisations non-occidentales au contraires fières d'elles-mêmes et parfois revanchardes. Face à ce que j'ai nommé "l'Occident complexé", j'observe que dans le reste du monde, en Russie, en Turquie, en Chine, en Iran, au Vietnam, au Brésil, etc, partout ailleurs, l’identité nationale et la fierté religieuse ou géocivilisationnelle sont fondamentales. Le monde multipolaire que nous vivons est fait de réappropriation identitaire. La désoccidentalisation que vient de symboliser Erdogan par la réislamisation de Sainte Sophie exprime l'idée que l'Occident est perçu non plus comme une civilisation cohérente enracinée mais comme un virus universel d'acculturation et donc de déracinement. Donc pour une fois je ne vais pas accabler spécialement Erdogan! Même si, en tant que chrétien, je suis consterné par cet acte hostile envers la foi et la mémoire des Chrétiens et de l'empire byzantin-romain d'Orient. Mais l'Occident qui empêcha deux fois les Tsars russes de "reprendre" Constantinople aux XVIII et XIX ème siècle se soucient-ils de cette partie "orientale" de leur empire romain-chrétien passé? Réponse, non! Et ceci depuis le sac de Constantinople par les plus stupides des croisés en 1204.
Du point de vue turc "national-islamiste" ou néo-ottoman fier, il est difficile de reprocher à Erdogan et à ses électeurs d'être fiers des gloires et conquêtes ottomanes. Certes, la conquête en 1453 de Constantinople capitale de l'empire byzantin fut pour les Chrétiens une horreur, et elle fut l'aboutissement de siècles de harcèlement, jihad et razzias des califats arabes et turcs à l'assaut de la chrétienté depuis le VII ème siècle. Il faut toutefois comprendre que la nouvelle Turquie post-kémaliste qu'Erdogan instaurée depuis les années 2000 sur les ruines du kémalisme, est, comme d'ailleurs la Russie post-communiste de Poutine ou la Chine néo-impériale de Xi Jinping, aux antipodes de l'état d'esprit cosmopolitiquement correct de l'Europe "repentante". Les Turcs néo-ottomanisés sont aussi fiers de leurs empires passés que nous avons honte des nôtres... Le problème réel réside dans cette unilatéralité dans la repentance et la fierté identitaire.
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Il convient donc, au-delà de l'émotion, de voir que pour les électeurs d'Erdogan et ses soutiens Frères musulmans arabes et autres, Constantinople devenue Istanbul après 1453, demeura une "mosquée" sunnite durant cinq cent ans, que la ville de Sainte Sophie fut avant tout pour eux le siège du dernier Califat islamique, aboli par un athée laïciste, Mustapha Kémal Atatürk, qui est la bête-noire de tous les islamistes du monde entier car ce Turc d'origine européenne albanaise blond, célibataire, ultra-laïque, alcoolique, philosémite, franc-maçon et athée (tout ce que vomit un islamiste) a justement aboli le Califat ottoman puis déconsacré l'ex-basilique devenue mosquée Aghia Sophia pour en faire un musée. Un affront qui donna de l'urticaire à Erdogan et à ses mentors (Özal, Erbakan, etc) toutes leurs vies. Et pour les islamistes, transformer une mosquée en musée (même s'il elle fut un lieu de culte chrétien 5 siècles plus tôt), est le pire des sacrilèges possible, une "apostasie", pire des péchés dans l'islam. Ce que signifie le geste d'Erdogan signifie symboliquement un lavage de l'affront perpétré par celui (Atatürk) que les islamistes estiment être un "domne", nom donné aux crypto-juifs équivalents des marranes en Turquie
Pour la "rue turque", la célébration islamique de vendredi dernier à Sainte Sophie en présence du "rezi/Ghazi" Erdogan (conquérant en arabe et turc) et la disparition des symboles chrétiens résiduels de l'édifice ont constitué un message clair indiquant que le néo-sultan-calife a accompli ce qu'il a décrit comme "son rêve d'enfance": le retour à l’islamité d’un monument ottoman sécularisé par des "traitres" à l'islam... Le message aux Kémalistes turcs, qu'Erdogan combat depuis toujours, lui qui les accuse d'être "l'ennemi intérieur" (ou "proche"), coupable d'avoir acculturé la Turquie, est clair: votre règne laïque-apostat est terminé. Tout ce qu'ont fait les Kémalistes doit être aboli, ou presque. Ne reste d'acceptable que le nationalisme turc anti-Grecs, qui fait hélas ses preuves en ce moment même en Méditerranée dans l'indifférence néo-munichoise des Européens.
Le message aux Kémalistes turcs, qu'Erdogan combat depuis toujours, lui qui les accuse d'être "l'ennemi intérieur" (ou "proche"), coupable d'avoir acculturé la Turquie, est clair : votre règne laïque-apostat est terminé. Tout ce qu'ont fait les Kémalistes doit être aboli
Recep Taiyyp Erdogan n’a pas tort d’un point de vue historique : lorsque la Turquie est devenue laïque sous Atatürk (que j’aime bien par ailleurs), elle fut occidentalisée par le haut et autoritairement par des élites acculturées comme Atatürk et Ismet Onunü, son successeur, lesquels ont interdit le voile (türban), les partis politiques islamiques, les grandes Confréries musulmanes conservatrices, la Charià, etc, au nom d'idéaux athées issus de la Révolution française, des codes juridiques suisse, italien et français, des valeurs de la République française, du socialisme, de la laïcité anticléricale ("laiklik" en turc), et même de la maçonnerie française laïciste du Grand orient: bref des valeurs "mécréantes" honnies par les conservateurs musulmans et a fortiori par les islamistes...