Pouvez-vous revenir sur votre rencontre avec Castellani et son œuvre, qui sont plutôt méconnus en nos terres ?
Quasi inconnus – même en Argentine, son propre pays. C’est en m’intéressant à l’euphémisation du péché dans le monde moderne, ainsi qu’aux maladies mentales et à leur caractère épidémique à partir de la Renaissance, que je suis tombé sur ses écrits. Ils m’ont fait un tel effet qu’ils m’auraient converti si je n’étais revenu à la foi bien auparavant, avec toutes les difficultés que cela comporte en France, où le scepticisme et l’irréligion sont des brevets de sérieux littéraire et intellectuel. Ayant abandonné l’agréable projet de m’y faire une situation, traduire et défendre Leonardo Castellani m’a paru le moyen le plus rapide d’aggraver mon cas.
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Mais avant toutes choses, il faut souligner le trait le plus frappant de son esprit, parce qu’il fait défaut aujourd’hui: l’humour, un humour authentique, qui est le privilège de la pensée chrétienne réaliste, le garant de toute humilité, le rayon ultraviolet qui détecte le faux, le déformé, l’inepte et le contradictoire – « signe d’une intelligence saine, capable de contempler l’être dans son harmonie et de comprendre la splendeur de sa beauté », comme disait le père Uriburu, un autre prêtre argentin.
Vous parlez de lui comme d’un « être viscéralement religieux ». À plusieurs reprises dans cette anthologie, on sent en effet que sa foi est d’abord inscrite dans sa chair, parfois douloureusement, parfois instigatrice de folie : comment Castellani était-il perçu par ses pairs ? De quel autre écrivain radical et catholique le rapprocheriez-vous ?
Leonardo Castellani n’était pas « fou », sinon aux yeux d’une société pour laquelle seuls le profit, le goût du pouvoir et la quête de satisfaction immédiate méritent d’être qualifiés de raisonnables et de rationnels. Dans un tel monde, quelqu’un qui ne se rend jamais à ces puissances passe ordinairement pour un anormal. Mais il avait toute sa tête – une tête merveilleusement structurée – et c’est bien pourquoi on a voulu la lui couper. Quelqu’un a résumé en une phrase l’impression qu’il faisait sur ses pairs : « Nous étions tellement habitués à l’atmosphère d’impuissance et de prostration dans laquelle baignait le clergé que la stature verticale de Castellani nous frappa comme un attentat aux bonnes mœurs ». Pour cette raison, certains l’admirèrent ; pour la même raison, la plupart des autres le maudirent et s’acharnèrent contre lui comme s’il était un terroriste. Ces derniers ne se trompaient pas, au fond, car dans le royaume de servitude et de lâcheté qu’est en train de devenir la société des hommes, le Christ lui-même est une sorte de terroriste : à son approche, les démons ne sont-ils pas littéralement terrorisés ? Voilà 2 000 ans que cette arête de poisson est coincée dans la gorge des siècles ; elle ne passe pas et ne passera jamais.
Quand on découvre Castellani, comme les repères nous manquent, on peut penser à Chesterton, à Belloc, à Bernanos, à Lewis, à Thibon, etc., mais il faut renoncer à le comparer, comme à ranger son œuvre dans un genre ou une discipline. Apologète et polémiste, exégète et poète, philosophe et conteur, prédicateur et journaliste, théologien et romancier – souvent simultanément, qui plus est – il est un genero único, un « genre en soi », selon le mot d’un de ses préfaciers. [...]
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