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[Cinéma] Tirailleurs : tir à blanc

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9 janvier 2023

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L’Omar Sy nouveau est arrivé : Tirailleurs, un Jamais sans mon fils, même en pleine guerre de 14-18 où l’héroïsme public est mis de côté pour exalter le sacrifice privé d’un père. Inoffensif ou à peu près.

Dans l’ère du capitalisme tardif, les divertissements filmiques se doivent d’avancer avec des narratifs suffisamment huilés pour absorber tout écueil ; ceux-ci peuvent même devenir partie intégrante du dispositif. Les récentes polémiques qui ont entaché la sortie de Tirailleurs de Mathieu Vadepied (propos soi-disant litigieux d’Omar Sy, figurants sans-papier soumis à une OQTF) montent une chantilly sur l’odeur supposée de scandale, créant ainsi un désir soudain pour ce qui fleure bon la fiction réparatrice plan-plan.

Et c’est bien le meilleur qui pouvait arriver à ce film totalement insignifiant, dont les appels au boycott anticipent le fait qu’il s’avorte sur la durée, se boycottant lui-même par une justice curieusement poétique. Après une voix-off venue d’entre les morts sur fond de déterrage, le récit remonte son cours jusqu’à ses prémisses, l’enrôlement forcé pendant la Première Guerre mondiale d’un jeune éleveur sénégalais Thierno (Alassane Diong) avec son père Bakary (Omar Sy) qui décide de l’accompagner incognito jusqu’en France pour tenter de le protéger. Il faut profiter de cette exposition, car c’est le seul moment ressenti du film, avec un rendu rapide mais suggestif de la vie d’un petit village africain et un sens à peu près opérant du paysage.

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Transplantés sur le théâtre des opérations, nos deux tirailleurs quittent la brousse pour le désert de la fiction française et son formatage à l’heure des toutes-puissantes séries. On devine bien que la production ne peut s’enorgueillir de la puissance de feu qu’a convoquée Sam Mendes pour son 1917 boosté au tout-numérique, mais l’intimité partout vantée se confond avec l’appauvrissement des décors à quatre ou cinq : le no man’s land, la tranchée (singulier ici de rigueur), l’auberge « démocratique » (cf le dialogue), la ferme. Ajoutons un vague chemin, boueux ou pas, et on est bon. Est-ce le choix de filmer en mégotant sur les plans larges, mais on ne sent jamais vraiment le déracinement des soldats africains. D’autant qu’ils sont très vite happés par un scénario qui court après les rebondissements, à la façon d’une série, avec méchants racketteurs (noirs, précisons-le) et capitaine à névrose intégrée (forcément blanc). Pour maintenir l’attention, les personnages sont livrés avec leur problématique clefs en main qu’ils énoncent pratiquement face caméra (l’officier que sa ganache de papa général préférerait mort avec une jolie décoration).

On peut minuter le moment où Tirailleurs perd tout intérêt. Bakary, qui s’est démené sans succès pour éviter la première ligne à son fils, monte avec lui au combat rendu à la façon d’un escape game additionné de fumées ; un jeune ami du pays meurt sous leurs yeux pendant la charge, ils se replient traumatisés ; mais la nuit, le père pousse Thierno à l’accompagner pour récupérer son cadavre au risque que tous deux périssent. Bakary a-t-il lu le scénario, s’assurant par avance que les Allemands ne resteraient tout du long que de vagues et lointaines silhouettes ? Un tel accès d’inconscience n’a en tout cas rien à voir avec la définition du personnage. Il aurait été à la limite acceptable, si la mise en scène avait joué la tension et le suspense, mais le moment est désespérément plat, à l’unisson des rampeurs.

Rassurons-nous, on n’est pas tout à fait dans Apocalypse now, et la seule qui rôde – d’apocalypse – est celle du « care ».

On devine à partir de là que les péripéties vont surgir du chapeau sans jamais prendre aucun sens – Vadepied et son coscénariste Olivier Demange ont travaillé six années dessus, les pauvres. Thierno, qui s’est avéré très courageux, est nommé caporal, il donne ainsi des ordres à son père, qui cherche quand même au marché noir le plan B d’un retour au bercail (on trouve de tout sur les champs de bataille en 1917, même des allers-simples Charleville-Mézières-Dakar en caboteur seconde classe). Dilemme cornélien pour le promu, honorer la patrie ou son papa ? Ne manque pour couronner le tout que la mission-suicide qui décidera de l’issue de la guerre, tant qu’à faire, proposée/imposée par l’officier à vilain papa, soudain Colonel Kurtz à yeux fous.

Rassurons-nous, on n’est pas tout à fait dans Apocalypse now, et la seule qui rôde – d’apocalypse – est celle du « care ». Dans une scène à gratuité signifiante, Bakary-Sy rentre dans une ferme (simple curiosité, on vous voit avec votre mauvais esprit) et tombe sur une jolie petite nenfant blonde aux yeux si grands, à qui il parle en peul, lui tendant son doudou. Elle aussi a son papa à la guerre, et ils se comprennent sans mot dire. Pointons ici le seul vrai courage de ce film-doudou brandi par l’industrie au spectateur, les trois-quarts des dialogues sont en peul sous-titré (Bakary ne comprend pas le français, ajoutant un dissensus de non-compréhension dans ses rapports avec Thierno). Car, au fond, l’argument mémoriel de Tirailleurs n’est qu’un faux-nez au sujet caché, celui de l’émancipation des pères. L’Africain souhaite maintenir son fils dans les brumes de l’enfance et de la non-sexualité, alors que le général français envoie le sien à la boucherie.

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On voit que la prétendue commémoration des tirailleurs a du plomb dans l’aile et le réveil post-mortem de Bakary en soldat inconnu prend des airs de vaste blague. Le film de Vadepied appartient in fine d’un genre qu’on pourrait nommer « indigènes » de la fiction, d’après ses principaux protagonistes, basé sur la trahison des réalisateurs qui, censés rendre justice à ceux-ci négligés par la France qu’ils ont pourtant choisie, ne parviennent qu’à les figurer comme des traîtres à leur tour. Ainsi le harki forcé d’entonner un chant FLN pour donner le change à la fin du film-éponyme de Philippe Faucon, littéralement abandonné à son sort par le récit alors qu’un carton résume le désintérêt criminel de l’État français pour ses supplétifs. Ou la silhouette de Malik Oussékine dans Nos frangins de Rachid Bouchareb, personnage muet dont on ne verra que la mort, avant d’apprendre, bouquet final, qu’il s’apprêtait à rejeter l’islam pour rejoindre l’Église catholique.

Thierno, héros national qui cause indirectement la mort de son père, n’est qu’une autre figure ambivalente de traître à sa « vraie » patrie. Contrarié par un retour du refoulé critique, l’édification se mord la queue, et la fiction se retranche dans le générique. Visant un plus large public, Tirailleurs est moins répugnant que Les Harkis, moins retors que Nos frangins. Il s’en tient à son titre et, parfaitement inconsistant, tire ailleurs. À blanc, il va sans dire.


Tirailleurs de Mathieu Vadepied, avec Omar Sy, Alassane Diong et Jonas Bloquet, en salles depuis le 4 janvier

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