On raconte que, lors d’un dîner officiel, le tsar Alexandre III – une véritable force de la nature – menaça un ambassadeur étranger en tordant devant lui une cuillère en argent, et qu’il lui lança : « Voilà ce que j’en ferai de vos armées si elles s’approchent de mes frontières. » Si l’anecdote ne dit rien de la réaction du diplomate, elle en dit long sur l’état d’esprit des responsables russes. En fait, aujourd’hui rien n’a changé.
En fin de compte, Vladimir Poutine a choisi l’option la plus radicale, celle de l’attaque militaire surprise contre l’Ukraine afin de détruire son potentiel militaire, de renverser son gouvernement, afin de lui imposer ses exigences au profit d’un rapport de force rétabli en faveur de Moscou. C’est l’option qui comporte le plus de risques pour la Russie, pour l’Europe, pour Poutine lui-même. L’avenir seul nous dira ce qu’il sortira de cette épreuve de force gravissime engagé sur le Vieux continent. Pour le moment, Poutine aura réussi d’une part à unir contre lui l’UE terrorisée par ce retour brutal des tragédies de l’Histoire qu’elle pensait avoir, avec une naïveté confondante, dissoutes dans le commerce, les droits de l’homme et les normes ; d’autre part à renforcer l’OTAN à laquelle même la Suède et la Finlande pensent adhérer, au risque de faire de la Baltique un lac otanien ; et enfin à faire sortir les Européens et même les Allemands de leur léthargie historique – sur ce point, on ne peut que s’en féliciter !
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Bien sûr, on retrouve chez le maître du Kremlin l’enfant de Léningrad, formé dans les structures soviétiques et plus particulièrement dans celles du KGB, lesquelles lui ont légué une parfaite maîtrise de la manipulation ainsi que l’aptitude à la brutalité. Mais un autre héritage pèse sur ses décisions, celui de l’histoire de la Russie, et plus particulièrement de la géopolitique russe. On le sait, la politique d’un pays est inscrite dans sa géographie comme disait un empereur français. La Russie est certes formée d’un immense territoire, regorgeant encore aujourd’hui de richesses nombreuses – et pas seulement le pétrole et le gaz – que Halford Mackinder définit comme le Heartland, le cœur du monde – mais un territoire marqué par deux faiblesses majeures.
Tout d’abord son enclavement qui le coupe des accès vitaux aux mers chaudes. Cette réalité physique a deux conséquences : elle pousse les dirigeants russes à forcer le passage vers les espaces maritimes au détriment bien sûr de leurs voisins, et elle entretient chez eux un très puissant complexe de l’encerclement qui doit être brisé, par la force s’il le faut. Je ne sais pas si Poutine est paranoïaque. Ce qui est certain en revanche, c’est que les régimes et les peuples encerclés le sont tous, depuis l’Allemagne de Guillaume II jusqu’à l’Iran des Mollahs.
On le sait, la politique d’un pays est inscrite dans sa géographie comme disait un empereur français
Ensuite, la vulnérabilité dont souffre la terre russe. N’étant pas protégée par des barrières physiques, elle est ouverte aux invasions, venues des steppes de l’Est ou des plaines de l’Ouest, de cet espace polono-ukrainien que les envahisseurs occidentaux ont toujours emprunté (Suédois, Polonais, Français et Allemands). L’effet sur la politique russe est dès lors aussi fort qu’immédiat : il faut protéger le pays et ses centres vitaux situés eux aussi trop à l’Ouest. Pour ce faire, deux solutions s’imposent : repousser au maximum les frontières – ce que ses voisins baltes et polonais interprètent fort légitimement comme une politique agressive – ou établir le long de la frontière occidentale un glacis protecteur. On comprend dès lors sans difficulté les raisons de l’opposition forcenée de Moscou à l’extension de l’OTAN. Bref, plus la Russie a peur, plus elle s’étend, et plus elle fait peur, « comme si, écrit Henry Kissinger, traverser la moitié du monde lui avait valu plus d’ennemis potentiels que de gains de sécurité. ».
L’incontournable Jacques Bainville posait la bonne question : « Qu’est-ce qu’un homme d’Etat qui ne connaît pas l’Histoire ? » Cette méconnaissance de l’histoire profonde de la Russie nous coûte très cher aujourd’hui. Les Russes ne sont pas engagés dans une compétition avec l’Occident à la différence de la Chine. Ils n’en ont pas les moyens. Ils veulent traiter d’égal à égal avec les Etats-Unis et être respectés. La Russie, la Turquie et la Chine ont en commun la conviction que le XXIe siècle sera le siècle de leur revanche sur l’Occident, sur les humiliations qu’il leur infligea non seulement aux XIXe-XXe siècles, mais aussi lors de ce cycle des années 1990-2000 où il se crut le maître du monde, attaquant des pays souverains au nom des droits de l’homme. Il faut le savoir et nous adapter à cette réalité.
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Ensuite, notre incapacité ou notre refus d’établir avec la Russie un partenariat stratégique de sécurité, les sanctions économiques certes inévitables mais à double tranchant, et sa mise au ban du monde occidental ne peuvent qu’amplifier son rapprochement avec la Chine. Or, on ne le dira jamais assez, c’est dans cette entente avec le totalitarisme chinois, dans cette convergence entre les puissances de la Terre que réside le danger principal pour nous, pour nos valeurs et pour notre mode de vie. Quel est le degré d’implication des Chinois dans l’affaire ukrainienne ? Très attachée au respect des souverainetés étatiques et inquiète pour le désordre engendré par l’attaque russe dans une région essentielle pour ses routes de la soie, la Chine n’en exprime pas moins une compréhension pour les préoccupations sécuritaires russes tout en s’abstenant au conseil de sécurité. Est-ce une manière de préparer son attaque sur Taïwan qui serait ô combien plus grave pour la paix du monde ?
La France ne peut manquer ce rendez-vous historique. Elle dispose de plusieurs atouts : ses traditions diplomatiques de puissance d’équilibre, son armée nucléarisée encore capable de faire la guerre, son siège permanent au conseil de sécurité, ses centrales nucléaires qui la libèrent de la dépendance au gaz russe, ainsi que ses relations séculaires avec la Russie, laquelle nous a servi à plusieurs reprises pour contrebalancer les hégémonies dangereuses. Sans renoncer à la fermeté plus que nécessaire à l’encontre de l’agression russe, la diplomatie française est en capacité d’ouvrir une voie de désescalade qui passe par un cessez-le-feu, prélude à une négociation générale autour de la question centrale dans toute cette malheureuse affaire : la sécurité de la Russie. C’est toute une nouvelle architecture de sécurité qu’il faudra rebâtir en Europe. On ne pourra pas y échapper parce que Russes et Européens vivent sur le même continent. Plus que jamais, nous avons besoin d’une politique réaliste à la Kissinger et à la Védrine.