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Étienne-Alexandre Beauregard : le Québec pour 1000 ans

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Publié le

18 mars 2024

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Disciple de Mathieu Bock-Côté, le jeune penseur québécois Étienne-Alexandre Beauregard publie Le Retour des Bleus, excellent ouvrage dans lequel il propose une relecture de l’histoire politique nationale à l’aune du clivage identitaire, qui y oppose progressistes libéraux et nationalistes conservateurs. Entretien.
© Benjamin de Diesbach pour L'Incorrect

En quoi le clivage identitaire, plutôt que le clivage économique ou constitutionnel, est-il aujourd’hui le plus déterminant au Québec ? De quand datez-vous l’entrée dans cette ère identitaire ?

Les lecteurs français qui suivent ce qui se passe outre-Atlantique sauront sans doute qu’en 1980 et en 1995, les Québécois se sont prononcés sur leur indépendance par référendum. Suite à une très courte défaite en 1995, le Oui ayant atteint 49,5% des votes, le souverainisme et le nationalisme avec lui sont entrés en crise pendant une quinzaine d’années, et peinaient à se trouver une légitimité. Dans mon précédent ouvrage, Le Schisme identitaire, je décrivais comment la question identitaire, qui s’exprime chez nous à travers les débats sur la langue française, la laïcité et l’immigration, a servi de bougie d’allumage pour que le camp national regagne en popularité. Depuis environ le milieu des années 2000, ces enjeux occupent une grande place dans le débat politique et intellectuel québécois, et ont contribué à redessiner les clivages politiques, principalement via la prise du pouvoir par la Coalition Avenir Québec, un parti nationaliste, mais non souverainiste. Cette évolution permet de comprendre qu’à l’instar de la France, souverainisme et nationalisme ne se recoupent pas exactement : bon nombre de Québécois qui défendent la laïcité et qui souhaiteraient accueillir moins d’immigration ne veulent pas forcément quitter le Canada, et vice-versa. Pour emprunter une analogie française, Jean-Luc Mélenchon n’est pas réfractaire à l’UE pour les mêmes raisons que Philippe de Villiers, et il serait difficile de les faire cohabiter dans une même formation politique…

Que recouvrent philosophiquement les deux termes de ce clivage, les Rouges et les Bleus, à l’aune desquels vous relisez l’histoire politique nationale ?

Les camps Rouge et Bleu que je décris dans Le Retour des Bleus désignent respectivement ceux que je qualifie de progressistes libéraux et de nationalistes conservateurs, soit les deux grandes familles idéologiques qui s’affrontent dans le débat sur l’identité québécoise. Le progressisme libéral est une pensée de l’abstraction, qui conçoit l’émancipation comme le rejet de l’héritage et des coutumes qui enchaîneraient l’individu et le priveraient de sa nécessaire liberté. À ses yeux, l’appartenance nationale est un obscurantisme qui ferait obstacle au progrès véritable.

« Le fait que le Québec soit le seul État francophone en Amérique du Nord rend impératif qu’il s’engage pour défendre une certaine manière de vivre dont il a la garde »

Étienne-Alexandre Beauregard

Inversement, le nationalisme conservateur est une pensée de l’enracinement, pour laquelle on ne saurait s’épanouir en rupture avec ses racines et avec les ancrages qui définissent la personne humaine. Bien que je décrive ce clivage à la lumière de l’histoire québécoise, il existe dans toutes les nations occidentales, qui sont également marquées par ce tiraillement propre à la modernité entre la fidélité à la tradition et une vision du progrès qui tend souvent au déracinement.

Quel rôle l’État doit-il jouer dans la préservation de l’identité québécoise ?

Cette question est celle qui divise les Bleus et les Rouges, dans des débats concrets comme ceux qui concernent la langue, la laïcité et l’immigration. Pour le camp nationaliste, qui est le mien, le fait que le Québec soit le seul État francophone en Amérique du Nord rend impératif qu’il s’engage pour défendre une certaine manière de vivre dont il a la garde, que ce soit en défendant légalement le statut du français, en interdisant les signes religieux pour des agents de l’État ou en fixant des seuils d’immigration propices à une intégration harmonieuse. Selon la plupart des sondages, cette position est partagée par environ les deux-tiers des Québécois. Cependant, pour les libéraux progressistes, qui adhèrent au multiculturalisme mis en branle par l’ex-Premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, cette politique est irrecevable, puisqu’il faudrait couper le lien entre État et nation, qui freinerait la marche du Québec, et de l’Occident avec lui, vers le progrès et « l’inclusion ».

Vous proposez une relecture passionnante de la « Révolution tranquille ». Qu’est-ce que cette période, et en quoi les conservateurs doivent-ils s’en revendiquer ?

On ne saurait aborder l’histoire du XXè siècle québécois sans parler de la Révolution tranquille, qui est le grand événement de la seconde moitié du siècle, presque un basculement anthropologique. En une décennie environ, le Québec a largement délaissé le catholicisme comme foi et comme principe d’organisation sociale pour basculer vers l’État-providence. Ce mouvement porte donc la marque du progressisme libéral, qui tend à se l’approprier tout entière. Néanmoins, les années 1960 furent aussi l’occasion d’un réveil nationaliste et indépendantiste qui a mené aux deux référendums sur la souveraineté, mais aussi à la Charte de la langue française, qui a consacré le français comme langue officielle du Québec, notamment en contraignant les enfants d’immigrants à fréquenter l’école française.

Lire aussi : La jeune garde intellectuelle de la droite : Étienne-Alexandre Beauregard, l’érable du futur

Comme je le montre dans Le Retour des Bleus, ce mouvement moderniste porte aussi la marque du conservatisme, dans sa préoccupation pour la pérennité de l’identité québécoise et parce qu’il a été partiellement annoncé par des penseurs comme l’abbé Lionel Groulx, nationaliste conservateur s’il en est un, qui appelait les Québécois à se saisir de l’État pour défendre leur identité dès les années 1920. Ce constat reste tabou pour bon nombre de nationalistes, qui n’osent pas reconnaître les fondements philosophiquement conservateurs de leur propre combat. Néanmoins, des penseurs courageux comme Mathieu Bock-Côté, envers qui j’ai une importante dette intellectuelle et que vous connaissez bien en France, ont contribué à mettre en lumière le lien entre nationalisme et conservatisme depuis plusieurs années déjà.

Vous défendez une position résolument critique du libéralisme sur le plan anthropologique et politique, mais restez plus vague sur la question économique. Pourquoi ?

La seule persistance d’une petite nation francophone en Amérique du Nord, consciente de sa différence et de sa précarité, est en soi un pied-de-nez à l’anthropologie libérale de l’abstraction et de l’indifférenciation identitaire, qui appelle à l’assimilation des Québécois depuis le XIXè siècle. Les nations minoritaires ne peuvent se permettre de prendre leur avenir pour acquis, et elles n’ont d’autre choix que de remettre en question un certain darwinisme libéral qui voit leur disparition comme inévitable. Cette position est une constante dans l’histoire du nationalisme québécois. Par contre, l’observateur attentif de l’histoire des idées au Québec verra que la doctrine économique du nationalisme a énormément varié à travers les années, et quiconque cherche à la décrire avec rigueur doit reconnaître qu’il a eu des phases sociales-démocrates et d’autres plus libérales. À moins de verser dans un esprit de système qui me semble mal avisé, la critique de l’anthropologie libérale n’implique pas forcément un illibéralisme intégral. Notons aussi que la vaste majorité des nations occidentales dispose d’un État-providence important, qui s’éloigne de facto d’un libéralisme économique absolu, et qui est tacitement accepté par tous ou presque.

Cette primauté nouvelle du fait identitaire sur le fait constitutionnel est-il propre au Québec, ou diriez-vous qu’il touche ou pourrait toucher d’autres autonomismes ou indépendantismes en Occident, en réaction notamment au multiculturalisme ?

À mon sens, la montée de la question identitaire au Québec ressemble davantage à celle qui a cours dans des nations souveraines comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis. D’une certaine manière, on pourrait dire que ce sont ces dernières qui réalisent que leur pérennité n’est pas aussi assurée qu’elles le croyaient, et qui embrassent la perspective québécoise ! Alain Finkielkraut, dans L’Ingratitude, réfléchissait déjà sur la condition de la France à la lumière de l’expérience des « petites nations », et il me semble qu’il voyait juste.

« La tendance que l’on constate depuis 15 ans est une montée du nationalisme, plus affirmé sur les questions identitaires, sans corrélation directe avec l’appui à l’indépendance »

Étienne-Alexandre Beauregard

Inversement, le nationalisme écossais, que certains aiment comparer au nationalisme québécois, se trouve bien éloigné de cette vision : il se fonde avant tout sur une politique économique de gauche et embrasse une certaine forme de wokisme pour se distinguer du Parti conservateur qui gouverne à Londres. Le fait que le Québec soit un État fédéré n’implique donc pas forcément une grande similitude avec les nationalismes qui occupent une position « juridique » similaire, mais qui n’ont pas la même conception de la culture que lui.

Pour finir, une question que se posent souvent les Français : l’indépendance a-t-elle une chance réelle d’advenir ?

On aurait tort de croire que l’indépendance est une idée morte : bon an mal an, un peu plus du tiers des Québécois se disent toujours prêts à voter en sa faveur. Si certains observateurs envisagent un troisième référendum à courte échéance, je n’en suis personnellement pas convaincu. La tendance que l’on constate depuis 15 ans est une montée du nationalisme, plus affirmé sur les questions identitaires, sans corrélation directe avec l’appui à l’indépendance. Le courant bleu dont je décris le « retour » est composé d’indépendantistes et d’autonomistes plus modérés, qui partagent d’abord une vision commune de l’identité québécoise et du rôle de l’État pour assurer son avenir, et qui représentent plus ou moins les deux tiers des Québécois. C’est en soi une bonne nouvelle pour la vitalité de l’identité québécoise, et cela explique notamment pourquoi un parti nationaliste mais non indépendantiste, la Coalition Avenir Québec, a remporté les deux dernières élections.


Le Québec pour 1000 ans

Nous vous signalions son talent à l’été 2022 au travers d’un dossier sur la jeune garde intellectuelle de droite, et ce alors qu’il venait de publier son premier essai, Le Schisme identitaire. Le jeune et prometteur penseur québécois Étienne-Alexandre Beauregard, disciple de Mathieu Bock-Côté, revient en ce début d’année avec Le Retour des Bleus, ouvrage très documenté et parfaitement conduit qui propose une relecture des turbulences politiques que vit le Québec au travers non plus des lunettes constitutionnelles (fédéralistes vs souverainistes), mais du clivage Rouges-Bleus (progressistes vs conservateurs). En clair, plus que l’autonomie ou l’indépendance, c’est la question de l’identité culturelle québécoise (donc francophone), et du rôle de l’État pour la défendre, qui serait la plus fondamentale. Cet élément posé, Beauregard analyse à nouveaux frais l’histoire politique récente – ainsi, le modernisme redistributif de la « Révolution tranquille » reposerait sur une conception identitaire de la nation que les Bleus auraient tort de ne pas revendiquer – et les débats contemporains, sans toutefois s’enfermer dans l’étroitesse de considérations seulement locales. Car en pensant le conservatisme notamment via la tradition anglo-saxonne (Burke, Oakeshott, Kirk, Scruton), son analyse est matière à de stimulantes réflexions sur l’enracinement, la démocratie ou le multiculturalisme qui pourront sans aucun doute nourrir le débat français, et particulièrement ceux qui n’ont pas envie de disparaître dans le gloubi-boulga diversitaire. RC


LE RETOUR DES BLEUS : LES RACINES INTELLECTUELLES DU NATIONALISME QUÉBÉCOIS, ÉTIENNE-ALEXANDRE BEAUREGARD
Liber, 192 p., 24 $

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