Dans un profond petit livre intitulé La dernière avant-garde (Cerf, 2023), Romaric Sangars évoque la foi que tant de nos contemporains, spécialement des élites, accordent au Progrès. Ce n’est pas une première. Cette foi, depuis le XIXe siècle, donne à croire aux foules qu’une chose est bonne à proportion qu’elle est nouvelle et que le déterminisme des« avancées » sociales, morales et techniques, les rapproche toujours infailliblement de leur Bonheur. Le développement inouï des sciences informatiques étend considérablement les ailes de cette illusion millénariste.
Cette idéologie a beau être ringarde en son scientisme, elle avance toujours dans l’histoire, selon la dynamique exponentielle qui lui est propre. Elle aveugle toujours plus les hommes à mesure qu’elle déshumanise leurs esprits et leurs regards, en les éloignant davantage de la lumière divine qui féconde l’ordre de la nature créée. Chemin faisant, même les sanglantes expériences rencontrées, générations après générations, ne leur servent de rien.
« Dachau et Hiroshima n’ont pas suffi à nuancer » la foi des progressistes, dit l’auteur, « ni le délabrement de l’environnement tant naturel que culturel, pourtant flagrant. Ils croient, comme deux et deux font quatre, que les choses ne peuvent aller qu’en s’améliorant, et qu’il n’y a par conséquent qu’à s’abandonner au train du temps pour parvenir à destination. »
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Les expériences individuelles de la grisaille qui s’étend sur le monde, de la pulvérisation des relations et des sociétés humaines, et des désespoirs qu’elle entraîne, ne suffisent pas davantage à dessiller les yeux. Même au fond du malheur, la religion du Progrès demeure chevillée au corps d’une humanité qui ne se voit pas pourrir sur pied à mesure qu’elle « progresse ». L’attrait fasciné de « l’Avenir radieux » a pénétré les tréfonds de sa conscience, dont le seul mal perçu est celui d’une « réaction » qui contrarierait sa marche au chaos. Si le démuni lui-même rêve de jours meilleurs, c’est par le phantasme d’un gain de hasard et d’une participation plus grande aux fruits de la Consommation engendrés par le Progrès.
La corrélation de la marche hallucinée de ce Progrès et de la barbarisation de l’homme qu’elle implique est si manifeste que Romaric Sangars va jusqu’à dire de ses acteurs : « Ils s’adonneront de nouveau à l’anthropophagie convaincus d’être à la proue de l’Histoire. »
Il s’agit là assurément d’une caricature, mais en aucun cas d’une boutade. Le phénomène est si étendu et si profond dans la structuration des esprits de ce temps, en tout cas dans le monde qualifié « d’occidental », que le pape Jean Paul II, on le sait, a pu parler de « culture de mort », c’est-à-dire de terreau d’un anti-humanisme létal.
Les bruyantes protestations contraires des progressistes ne changent rien à la nature brutale et inhumaine de cet acte, pas plus que son travestissement juridique
Les politiciens français contemporains ne vont pas, assurément, jusqu’à proposer à leurs concitoyens de faire de l’anthropophagie une avancée nouvelle de l’esprit de Progrès. Ils ne sont cependant pas en reste.
L’introduction de l’avortement dans la Constitution française, en ce Lundi Noir, établit désormais comme principe structurant et comme norme légale supérieure de cette société l’homicide d’enfants à naître. Les bruyantes protestations contraires des progressistes ne changent rien à la nature brutale et inhumaine de cet acte, pas plus que son travestissement juridique.
À ceux qui nous objecteraient que l’avortement n’est pas un crime puisque la loi dit que c’est un droit, il appartiendrait de nous expliquer pourquoi, pour ne citer que cet exemple, la destruction de millions d’Ukrainiens en 1932-1933 serait un crime puisqu’elle a été inaugurée par la loi du 7 août 1932 sur « le vol ou la dilapidation de la propriété socialiste ». En réalité, ce n’est pas le droit qui détermine la nature des choses ; c’est cette dernière qui fonde le droit. Cet ordre est si manifeste que la Cour européenne des droits de l’homme elle-même voit en la dignité de la personne, qui est une propriété essentielle de la nature humaine, le fondement de tous les droits, fussent-ils fondamentaux eux-mêmes.
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Voilà pourquoi, dans le monde chrétien, il a toujours été affirmé qu’aucun droit ne pouvait résulter d’une violation du droit naturel. L’Église catholique tient toujours ce discours, en rappelant récemment, par le biais de l’Académie pontificale pour la vie, que « précisément à l’ère des droits humains universels, il ne peut y avoir de “droit” à supprimer une vie humaine ». Cicéron, juriste parmi les juristes, enseignait déjà plus de cent ans avant la naissance du Christ le primat du droit naturel sur toute loi positive, et il allait jusqu’à dire que l’affirmation contraire était « la plus stupide » qui soit. Pourquoi ? Parce qu’elle justifiait le droit des tyrans. Parce qu’elle justifie aujourd’hui l’Holodomor, la persécution des juifs et tous les génocides d’État. Et la destruction des enfants à naître dans le sein de leur mère.
Le Progrès, cependant, n’en a cure. La stupidité ne lui fait pas peur. À qui en douterait encore, il suffirait de lire les propos réjouis d’Aurore Bergé au soir du vote « historique »: «Pour toi, maman. Pour toi, ma fille. Pour toutes nos mères. Pour toutes nos filles. Pour toujours ! Liberté ! », comme si l’avortement, précisément, n’aurait pas rendu cette ode impossible ! Le Progrès poursuit son cours triomphal sur le réel et sur la vie, gratifiant ses joyeux adeptes du droit de tuer au nom des droits qu’ils revendiquent sur leur corps et sur leur bonheur.
« À la proue de l’Histoire », pour reprendre l’expression de Sangars, le législateur français ne se propose pas, non, de réhabiliter l’anthropophagie. Il est néanmoins fier, au nom du Progrès, de re-sacraliser solennellement les sacrifices humains, sur l’autel de la Liberté. Il s’agit, là encore assurément d’une caricature, mais il ne s’agit pas davantage d’une boutade. L’événement du Lundi Noir manifeste un consentement à la barbarisation de la société.
Jean Paul II n’avait pas manqué d’observer le caractère profondément paradoxal du prétendu droit à l’avortement, parce que la reconnaissance de ce droit va au rebours des principes qui fondent les Constitutions des États qui le reconnaissent
Jean Paul II, en 1995, n’avait pas manqué d’observer, dans l’Encyclique Evangelium vitae, le caractère profondément paradoxal du prétendu droit à l’avortement, parce que la reconnaissance de ce droit (et a fortiori sa constitutionnalisation) va au rebours des principes qui fondent les Constitutions des États qui le reconnaissent. En voudrait-on un seul exemple pour la France qu’il suffirait de citer les termes de l’article 16 du code civil, que chacun devrait garder en mémoire : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. » La Cour de cassation a jugé à plusieurs reprises que ce principe avait « valeur constitutionnelle ». Il a donc une valeur égale à celui qui énonce désormais, sous l’article 34 de la Constitution : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. »
Le pape Jean Paul II soulignait aussi, dans le même document, que le fait pour ces États « de reconnaître la légitimité totale de ces pratiques contre la vie est tout à la fois un symptôme préoccupant et une cause non négligeable d’un grave effondrement moral ». Et il poursuivait : « Le résultat auquel on parvient est dramatique : s’il est particulièrement grave et inquiétant de voir le phénomène de l’élimination de tant de vies humaines naissantes (…), il n’est pas moins grave et inquiétant que la conscience elle-même, comme obscurcie par d’aussi profonds conditionnements, ait toujours plus de difficulté à percevoir la distinction entre le bien et le mal sur les points qui concernent la valeur fondamentale de la vie humaine » (Encl. Evangelium vitae, n° 4).
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Tel est en effet, le problème de fond dont nous sommes les témoins au regard du vote massif intervenu : l’obscurcissement considérable et malheureusement consenti de la conscience morale de la plupart sous le poids des innombrables manipulations dont ils sont l’objet.
« L’homme dé-divinisé, poursuit Sangars, n’est même plus un homme, mais une machine ou une bête. » Lorsqu’un jour, sonnés et hagards au milieu des ruines qu’ils auront provoquées, les hommes reprendront peu à peu conscience, en rampant dans les cendres de ce qui fut jadis le « mol oreiller »de leurs délires, leur première question balbutiée sera peut-elle celle-là : « Mais comment en est-on arrivé là ? »
Il sera alors un peu tard pour pleurer.
Ce qui ne rend que plus brûlante l’alternative devant laquelle place Romaric Sangars tout homme ayant encore conservé la raison, en sous-titre de son excellent livre : « Le Christ ou le néant. »