On pourrait parler des heures de l’importance des traditions, des milliers d’emplois qu’elles génèrent, de la vie sociale qu’elles tentent de conserver, de la transmission de l’identité, de la passion et des arts, soit autant de cibles pour les coups de boutoir qu’une certaine gauche ne cesse d’asséner oubliant Jaurès, oubliant que l’identité comme la nation sont les seuls biens qu’il reste à ceux qui n’ont rien. On pourrait dépeindre la singularité de cet art qui se crée sous nos yeux, parler de la beauté qui se construit dans les mouvements majestueux de la cape pour dompter la force admirable du taureau et rendre hommage à cet homme si petit les pieds plantés dans cette arène et si grand dans cet habit de lumière, ce trait d’union entre la terre ocre et le soleil qui illumine cette démesure sublime. On pourrait vous parler du plaisir de nouer son foulard rouge et d’enfiler son pantalon blanc impeccablement repassé juste avant de partir, de l’odeur de madeleine des lomos qui grillent sur les planchas et du son revigorant des tireuses à bières à peine posées sur une table de fortune.
On pourrait vous détailler l’excitation du néophyte qui croise le cheval du picador au abords de l’arène et du ton très sérieux du pro qui parle de la faena merveilleuse d’El Juli de la veille. On pourrait vous peindre le portrait de cette éclatante andalouse assise juste devant vous, les mains posées sur la barrera, le chignon haut pour mieux dévoiler une nuque parfaitement dessinée, du parfum de Séville qui se mêle aux vapeurs de clope tiède que mâchonne le petit vieux perché au sommet de l’arène, les yeux plissés et le béret vissé sur son crâne dégarni. On pourrait vous décrire, les yeux encore humides, les frissons qui vous parcourent le corps quand résonnent dans l’arène de Dax les premières notes de l’Agur et la fierté d’avoir été à l’alternative d’une future figura. On pourrait vous raconter l’histoire de ces poèmes tragiques récités à Bayonne ou de ce théâtre baroque joué à Mont-de-Marsan, ces lieux uniques où s’entremêlent le son des bandas, le frottement des sabots sur le sable, les murmures qui s’échappent du callejón et les « olé » des gradins qui s’envolent dans le ciel.
Mais tout ceci serait bien pauvre face à la seule question qui vaille : la corrida est-elle morale ?
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L’argument ultime (et unique argument) des anti-taurins est la souffrance animale. Le nombre de taureaux tués dans une arène française dépasse péniblement le millier par an. Soit une goutte d’eau en comparaison de l’industrie de la viande, l’expérimentation animale, le trafic d’animaux de compagnie, l’abattage halal ou la pêche. Seulement la corrida est un art, donc visible de tous, par son spectacle vivant et ses multiples représentations artistiques. Une cible facile qui offre la place à toutes les démagogies puisque seule la sensibilité est convoquée par les procureurs. Comme si Hemingway, Mérimée, Bizet, Buñuel, Cocteau, Bataille, Montherlant, Picasso et toute l’aficion en étaient dépourvus. Comment s’ils se foutaient éperdument de voir un animal souffrir, et même en affreux sadiques, y prenaient un certain plaisir. Non, bien sûr que non. Jamais un amateur de corrida ne prendrait plaisir à voir un taureau se faire « torturer » comme ils disent. Au contraire, l’aficionado l’admire. Il se lève quand le taureau charge de loin le picador, le mal-aimé, il applaudit quand il retourne au combat librement malgré la première pique et hurle si l’animal a la corne rabotée, et ne serait donc pas en pleine possession de ses moyens pour combattre, ou si le péon le pousse trop à l’affrontement.
Le taureau de corrida n’est pas un taureau lambda, c’est un toro bravo, un descendant de l’aurochs, une race née pour combattre et qui ne cesse de charger dès que pointe une ombre, homme ou autre taureau. C’est sa nature et l’arène lui offre justement cette dignité, ce mot dont se drapent bien trop souvent ceux qui en ignorent le sens. « Pour un tel animal, une vie conforme à sa nature sauvage, rebelle, insoumise, indocile, indomptable, doit être une vie libre. Et donc une mort conforme à sa nature d’animal bravo doit être une mort au combat contre celui porte atteinte à cette liberté », explique le philosophe Francis Wolff dans ses 50 raisons de défendre la corrida (Mille et une nuits). Le combat est dans ses gènes. Interdisez la corrida et l’animal ne vivra plus jamais libre. Supprimez la corrida et vous éliminerez la dernière forme d’élevage extensif en Europe dont, rappelle Francis Wolff, seulement « 6% des 200 000 têtes de bétail meurent dans l’arène ». Éliminez la corrida et la race de toros bravos disparaitra. Et c’est « justement parce que nous ne sommes pas des animaux comme les autres que nous avons des devoirs vis-à-vis d’eux », explique le philosophe.
Mais ce qui gêne le plus les anti-taurins reste la représentation du spectacle lui-même, c’est-à-dire le triomphe de l’intelligence humaine sur la noblesse de la force, l’art né de cette rencontre et la mort ritualisée.
Alors certes, si la loi est portée par un député qui se bat contre le génocide des moustiques, lui expliquer qu’il est moral de tuer un animal en respectant ses conditions de vie (puisqu’il destiné de toute façon à mourir, par son élevage et ou son non-élevage qui mènerait à son extinction) paraît impossible, de même qu’aborder la libération de bêta-endorphines qui anesthésie la douleur lors du combat n’aurait finalement que peu d’impact sur leur raison prisonnière d’une idéologie faussement animaliste.
Mais ce qui gêne le plus probablement les anti-taurins et alimente l’incompréhension des autres reste la représentation du spectacle lui-même, c’est-à-dire le triomphe de l’intelligence humaine sur la noblesse de la force, l’art né de cette rencontre et la mort ritualisée. La mort justement, notre société moderne ne cesse de la masquer. On n’en parle plus sinon pour parler de fausse libération et encore, de loin et bien portant. La mort en public rappelle notre fragilité tout comme notre peur face à une issue pourtant inévitable. Et dans cette arène, on redécouvre la nature sauvage, c’est-à-dire « le seul animal domestique qui ne peut servir les fins humaines pour lesquelles il est élevé qu’à condition de ne pas être apprivoisé », nous rappelle Francis Wolff, que l’homme « ne s’estime en droit de tuer qu’au péril de sa propre vie ».
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C’est un combat inégal, entend-on. Heureusement. Sauf à dire que l’animal serait l’égal de l’homme (ce que pense évidemment Aymeric Caron et d’autres), la corrida est assurément inégale, mais loyale. Le taureau a pour lui ses armes majestueusement planté de chaque côté du front, sa puissance, son agilité et sa rapidité mais le finale offre une incertitude limitée : sa mort est presque certaine. « Nous aboutissons tous à la mort ici-bas », écrit le philosophe personnaliste Paul-Louis Landsberg dans Essai sur l’expérience de la mort. « Chaque lutte contre elle est perdue d’avance. La splendeur de cette lutte ne peut se considérer dans son issue, mais seulement dans la dignité même de l’acte ». Certains plaident alors pour la corrida portugaise arguant que la mise à mort n’existe pas. La mise à mort existe. Toujours, tout le temps. Elle se fait juste à l’abri des regards, cachée comme un veau qu’on amène à l’abattoir, sans dignité ni honneur, alors que dans l’arène le torero s’expose aux cornes, la muleta dans une main et l’épée dans l’autre, et au regard de la foule. Un moment rare, où les yeux du toro et du torero ne se croisent plus, seul compte le geste parfait, clinique, pour justement offrir une mort digne et rapide en rappelant à l’aficion qu’il ne peut tuer le taureau, « sans la possibilité nécessaire de la mort du torero », ni celle du déshonneur.