LIVRES
(par Romaric Sangars)
LE CŒUR NE CÈDE PAS, Grégoire Bouiller, Flammarion, 904 p., 26 €
Les vacances de Noël et les longues soirées d’hiver vous offriront les circonstances idéales pour plonger dans ce pavé remarquable, hors genre, qui valut à Grégoire Bouiller d’être défendu comme leur propre Goncourt par les critiques de l’excellent magazine Transfuge, et qui était d’ailleurs le « chouchou absolu » de Didier Decoin, le président du jury du célèbre prix littéraire. Il aurait aussi pu être le nôtre, tant est éblouissante son inventivité folle pour déployer dans tous les sens l’obsession de l’auteur pour un fait divers sordide des années 80 (un ancien mannequin sexagénaire se laisse mourir de faim à Paris et consigne son agonie). Un livre déconcertant, monstrueux, tragique et parfois drôle, sans équivalent dans la littérature récente.
LA FORTERESSE (AUTOBIOGRAPHIE 1953-1973), Richard Millet, Les Provinciales, 304 p., 24 €
Richard Millet au sommet de son art, évoquant son enfance, sa naissance à la littérature, à la musique et à la sensualité, l’intransigeance cruelle de son père, son enfermement autistique et les différents lieux – la Corrèze, le Liban et Paris – qui constitueront sa vision du monde et sa sensibilité par contrastes et combinaison de mémoires diverses. Ce récit, que l’écrivain présente comme son dernier livre, étant donné le boycott qu’il subit depuis l’affaire qui porta son nom il y a dix ans, est mis en scène dans une atmosphère crépusculaire sublime et atteint parfois, outre des morceaux de bravoure stylistique, des degrés de sincérité déchirants. La confession d’un géant proscrit.
LE TEMPS DES LOUPS, Olivier Maulin, Borderline, 330 p., 15€
En écrivain mûr et en pleine possession de ses moyens, Olivier Maulin récapitule les différents thèmes de son œuvre : association de débiles et d’illuminés, réaction frondeuse, satire permanente, dialogues caustiques, et puis de l’ivresse, du réenchantement et un retour aux harmonies divines par-delà l’orgie mystique, mais il le fait en exploitant également tous ses registres : farce, polar, pamphlet, légende, avec une position nouvelle et souveraine de conteur décomplexé, et dans une version radicalisée et accélérée de sa littérature. Un moyen sûr de vous réchauffer sans électricité et de rêver, dans la nuit triomphante de la modernité matérialiste, à des restaurations totales.
LE PARTI D’EDGAR WINGER, Patrice Jean, Gallimard, 246 p., 20€
Ce roman de Patrice Jean lui valut cette année le prix des Hussards, et c’était un honneur largement mérité, comme celui qui consisterait à le mettre en évidence dans votre bibliothèque ou à l’offrir à votre petit neveu rimbaldien. On est plongé dans le journal de Romain, militant du PR, le Parti Révolutionnaire, qui l’a envoyé à Nice pour retrouver Edgar Winger, un théoricien d’extrême-gauche dont le parti réclame le retour pour pouvoir affirmer une direction idéologique progressiste conséquente face aux nouveaux enjeux. Mais le témoignage de l’ancien maître à penser va saboter de l’intérieur les illusions progressistes du disciple. Une formidable réplique de la littérature contre l’idéologie, d’une audace remarquable dans la construction et d’une puissance implacable dans le propos.
LES APPARITIONS, Jean-Jacques Schuhl, Gallimard, 96 p., 12€
Écrivain culte et rare (six livres en cinquante ans), Jean-Jacques Schuhl, nous livra cette année cet autoportrait en trompe-l’œil et un nouveau petit chef-d’œuvre plus chargé en illuminations que toutes les grandes villes françaises durant l’Avent. Le projet, à l’objectif évident – se peindre soi-même – se déploie aussitôt en un somptueux vertige. « You », telle est la personnalité de l’année élue par le magazine Time à l’heure des réseaux sociaux, une suggestion d’outre-Atlantique que l’écrivain, en liminaire de son livre, choisit de prendre au sérieux, mais le reflet de soi selon Schuhl est une porte-miroir où tout se répercute avant de pivoter et de s’ouvrir sur l’ombre. Entre Breton, Huysmans, Lynch et Burroughs, ce petit livre à facettes qu’a poli Schuhl brille d’une extraordinaire virtuosité, d’une élégance folle et d’éclats poétiques si nombreux qu’ils semblent dispensés par un stroboscope.
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BEAUX LIVRES
SAINT MICHEL, Collectif, Le Cerf, 256 p., 49 €
Dirigé par Giorgio Otranto et Sandro Chierici, ce magnifique livre rassemble les contributions d’une vingtaine de spécialistes autour de la figure du plus célèbre des anges, Michel, les sanctuaires qui lui sont consacrés de l’Atlantique à l’Oural, les pèlerinages, les dévotions, l’iconographie, les lieux fantastiques que l’ange désigna lui-même pour son culte. Superbement illustré, ce livre-monument rassemble les trésors épars, tant esthétiques, naturels que spirituels, que suscita le prince de la milice céleste. Grand intercesseur et défenseur suprême, la géographie miraculeuse qu’il a établie sur terre balise en grande partie l’Europe comme réalité spirituelle, ainsi que nous le rappellent les directeurs de l’ouvrage dans leur préface. Étrange ironie quand on pense que Bruxelles, où se défait l’Europe apostate, se trouve, comme la France ou le Vatican, sous le patronage de l’archange… Un livre à placer sous le sapin avant de placer l’an 2023 sous son signe et de s’inspirer de sa lumière : une pédagogie des hauteurs divines. Romaric Sangars
NOS ROIS DE FRANCE, Franck Ferrand, Perrin, 296 p., 27 €
Anniversaire de la venue en notre bas monde du Roi des cieux, le 25 décembre marque aussi, avec le baptême de Clovis en l’an 496, la naissance de notre belle monarchie catholique, celle-là même qui, affublée du merveilleux titre de fille aînée de l’Église, fit resplendir la France comme jamais plus elle ne resplendira. Alors quelle meilleure occasion que Noël pour se replonger dans la fabuleuse histoire des rois de France, et rendre hommage à la quinzaine la plus importante d’entre eux, au travers de portraits enlevés et contés par l’inimitable Franck Ferrand (et ses deux coauteurs, Pierre-Louis Lensel et Anne-Louise Sautreuil), le tout servi par une superbe iconographie. Loin de toute mièvrerie, ceux-ci n’esquivent pas d’ailleurs les charges polémiques – éloge appuyé du trop oublié Charles V, critique sévère de François Ier, rappel des mérites d’Henri III et de Louis XV – car au fond, il n’est rien de mieux que de s’écharper sur les bilans de nos rois. Que l’on soit d’accord ou non, ce livre élégant a donc toute sa place sous votre sapin, pour rappeler ce que fut, et faire subsister dans quelques cœurs encore, le lustre monarchique. Et ça tombe bien : si vous offrez un abonnement L’Incorrect, on vous l’envoie en cadeau ! Rémi Carlu
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ESSAIS
(par Rémi Lélian)
RÉCOLTES ET SEMAILLES, Alexandre Grothendieck, Gallimard, 2 vol., 29,50 €
Publiés par Gallimard en janvier 2022, ces deux volumes du journal du mathématicien Alexandre Grothendieck fournissent la parfaite occasion d’offrir un cadeau avec une forte valeur « prestige culturel ». Le journal d’un mathématicien génial qui a fini ermite, moitié mystique moitié militant de l’écologie radicale, ça en impose forcément. Plus sérieusement, dans ce texte polymorphe, paranoïaque, fascinant, et obscur, Grothendieck médite, entre autres, sur le devenir de la science à laquelle il reproche ses dérives.
LE POLITIQUE OU L’ART DE DÉSIGNER L’ENNEMI, Julien Freund, Nouvelle librairie, 344 p., 19,90 €
Philosophe essentiel, malheureusement mis de côté par l’establishment universitaire, un livre de Freund c’est participer à diffuser une intelligence aussi rigoureuse qu’elle est subtile, et donc à rendre à la philosophie politique contemporaine ses lettres de noblesse. Ces quelques textes et entretiens figurent par ailleurs une bonne introduction générale à Julien Freund.
PASCAL ET LA PROPOSITION CHRÉTIENNE, Pierre Manent, Grasset, 432 p., 24€
Parce que Pierre Manent est peut-être un de nos plus grands philosophes français vivant et que Pascal est un des plus grands philosophe français. Parce que 2023 marquera les quatre cent ans de la naissance de Pascal, parce qu’il faut lire Pascal et qu’il faut lire Pierre Manent. Parce que c’est Noël.
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DVD
(par Marc Obregon)
MÉTROPOLIS, Fritz Lang, coffret collector, Potemkine, 99 €
Potemkine est certainement l’éditeur qui a le mieux compris la valeur ajoutée du DVD. Ce coffret consacré à l’immortel Métropolis de Fritz Lang est un must-have pour tous les cinéphiles : outre son affiche d’époque et son packaging racé qui en fait un presqu’objet d’art, il comprend un livre de 250 pages qui revient sur la genèse de ce film essentiel, chef d’œuvre absolu qui n’a pas pris une ride et reste sans doute le meilleur film de SF jamais réalisé (oui, devant 2001, j’assume).
COFFRET ROGER CORMAN/EDGAR POE, Sydonis Calista, 99 €
Amis esthètes, vous savez probablement déjà que le gothique au cinéma ne se limite heureusement pas à la bouillasse numérique du très surestimé Tim Burton. Pour vous en convaincre, rien ne vaut ce luxueux coffret qui réunit toutes les adaptations d’Edgar Poe par l’imparable Roger Corman, excellent artisan typique du cinéma bis des années 70 et qui donna au poète maudit de Baltimore quelques-unes de ses meilleures péloches, dont une Chute de la Maison Usher baroque et bariolée.
COFFRET INTÉGRALE KINUYO TANAKA, Carlotta, 65 €
C’est l’une des redécouvertes majeures de cette année : Kinuyo Tanaka, actrice star de l’âge d’or du cinéma japonais et muse de Mizoguchi, a également réalisé six longs-métrages dans les années 50. Loin d’être de simples démarcations de ses maîtres, ses films portent un regard très personnel sur la société nippone d’alors, parfois acerbe, toujours brillant. Et font preuve d’une grammaire cinématographique exigeante, servie par une direction artistique sublime : voir le final de la Lune s’est levée ou les ambiances vénéneuses de La Nuit des Femmes. Un morceau de patrimoine oublié qu’il est urgent de redécouvrir.
L’EMPIRE DU SOLEIL, Steven Spielberg, Warner Bros, 49,99 € (édition spéciale FNAC)
C’est un film mal aimé du plus grand réalisateur vivant, et pourtant il est d’une beauté stupéfiante. Une édition blu-ray prévue pour Noël permettra enfin de prendre la mesure du génie visuel de Spielberg. En adaptant ici les mémoires de l’écrivain britannique James Graham Ballard, qui passa une partie de son enfance dans un camp de prisonniers japonais, Spielberg convoque ses propres souvenirs et produit un pur film mental, fantasmatique, un pur film de mise en scène où la figure de l’aviateur rencontre celle du cinéaste. Le résultat, c’est une sorte de Cinema Paradiso sur fond de guerre terminale et de crépuscules d’acier. Élémentaire, passionnant, bouleversant.
THE SOUVENIR : INTÉGRALE PART 1 ET PART 2, Joanna Hogg, 24,99 €
Enfin, et parce qu’il fallait bien inclure un film récent pour ne pas trop risquer de passer pour un vieux con (comment ça, c’est trop tard ?), on conseillera aux retardataires de se ruer sur le meilleur film de 2022 : The Souvenir, formidable introspection d’une réalisatrice britannique sur sa vie, sur son art, sur son époque. Et dont la deuxième partie, conçue comme une vertigineuse mise en abîme, constitue tout simplement une leçon de cinéma.