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Pour y voir clair : L’argent de Charles Péguy

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Publié le

23 octobre 2020

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Des frissons d’horreur nous parcourent de manière constante et exponentielle ; les dernières barrières symboliques ont été franchies, en 2016 avec l’assassinat du père Jacques Hamel en son église et, récemment, avec l’exécution par des bêtes sauvages d’un enseignant de la république. « Nos maîtres et nos curés ». Le résultat d’un lent et pernicieux processus dont les dégâts étaient déjà palpables il y a un siècle. Dans L’Argent, l’essayiste et poète Charles Péguy déplore l’embourgeoisement global d’un pays déraciné, parasité par l’argent et le prosélytisme politique qui sévit dès l’école. Le début de l’agonie.
Péguy

1913 : grande année pour la littérature française. Le plus grand roman, le plus grand recueil poétique et, sans doute, le plus grand essai du siècle y paraissent en même temps, à l’aube de la grande guerre. Mais leurs auteurs, Marcel Proust, Guillaume Apollinaire et Charles Péguy, partagent davantage qu’une excellente cuvée ; ils sont liés par cette guerre, d’abord, dont deux d’entre eux ne reviendront pas et qui tuera indirectement le troisième – mort d’épuisement en 1927, après avoir achevé Le temps retrouvé dont les vestiges de 14-18 marquent le corps, l’âme et le deuil des personnages survivants ; ils sont liés, surtout, par leur conscience commune d’un basculement, de la fin d’un monde qui s’opère, de la fin d’ « un peuple que l’on ne reverra jamais. »

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Une mutation des temps dont les premières pages des trois chefs-d’œuvre donnent l’ampleur. « Zone », le poème qui ouvre Alcools se fait témoin de ce temps passé, « ce monde ancien » de ferveur et d’assiduité dont Apollinaire se dit « las » ; L’Argent, dans ses cent pages lapidaires, s’occupe de pourfendre le nouveau, le « monde moderne » dont Péguy sait qu’il s’installe dans la durée. Le monde mesquin et bourgeois dont nous avons hérité et qui a tant perdu, nous dit-il.

Un monde où l’on aimait le travail ; un monde où l’on respectait ses maîtres.

Publié originellement dans Les Cahiers de la quinzaine que dirigeait Péguy, écrit en réponse à l’un de ses détracteurs et conçu comme un simple avant-propos, L’argent laisse le lecteur contemporain sidéré par son actualité et sa force anticipatrice. Un étrange sentiment de culpabilité envahit d’abord ; un aveu d’abdication s’opère, de complicité tacite à la désacralisation du travail, de la nation, de l’enseignement, de l’altruisme, de la métaphysique. « Tout le monde a une métaphysique, patente, latente. Je l’ai assez dit. Ou alors on n’existe pas. Et même ceux qui n’existent pas ont tout de même, ont également une métaphysique. Nos maîtres n’en étaient pas là. Nos maîtres existaient. »

Dans la France de Péguy, la bourgeoisie a tout infecté, sali la gratuité du travail, que personne n’aurait jamais pensé mal accomplir ni en compter les heures. Seuls les paysans, peut-être, gardent en 1913 une proximité avec leur éternité, avec ce qu’ils sont intrinsèquement depuis l’antiquité

Très vite, se sent-on seul et démuni devant tant de sérieux et d’honneur perdu, puis, la force froide de la vérité historique s’impose, nette et immuable. Les faits se croisent et se vérifient, le capitalisme vorace était déjà là et il l’est toujours ; les classes sociales se confondaient alors en une, la bourgeoisie. Même le clergé, même les ouvriers ne sont déjà plus « essentiellement et profondément des hommes de l’ancienne France ». Dans la France de Péguy, la bourgeoisie a tout infecté, sali la gratuité du travail, que personne n’aurait jamais pensé mal accomplir ni en compter les heures. Seuls les paysans, peut-être, gardent en 1913 une proximité avec leur éternité, avec ce qu’ils sont intrinsèquement depuis l’antiquité ; et seuls les paysans, peut-être, gardent une parcelle de leur authenticité millénaire, en 2020. Et qu’ont-ils gagné, tous, à part l’accroissement des misères pour les pauvres devenus misérables et l’accroissement des richesses pour le plaisir et le divertissement ?

Quand l’École « était le foyer de la vie laïque »

Et le sort réservé à nos instituteurs, nos jeunes professeurs, nos hussards noirs ? Il est si terriblement morbide que le pont doit être fait entre toutes les causes exposées en 1913 et les politiques poursuivies par la suite de manière toujours plus hardie pour tout libéraliser et idéologiser : la laïcité, le socialisme, le christianisme, l’éducation, les frontières, la notion de « race » telle qu’en parle Péguy – une âme, une culture –, tous les piliers de la République. Jusqu’à la négation, l’annihilation, la soumission.

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Dans la plus remarquable écriture et la plus suave des langues, Charles Péguy donne la teneur de l’École qu’il a connue et de l’École qui l’a repêché et l’a sauvé ; l’École où l’on n’y prêchait rien, où l’on n’y tentait pas d’éveiller les consciences, l’École où les vérités mathématiques, grammaticales, historiques – les vérités historiques pour lesquelles des professeurs meurent aujourd’hui – y constituaient le plus pur et le plus simple enseignement.

« Enseigner les éléments, apprendre à des enfants de bonne race ces vieilles vérités sur lesquelles tout le monde est d’accord (et sur lesquelles est fondé le monde) : que Paris est la capitale de la France ; que Versailles est le chef-lieu du département de Seine-et-Oise. Pour les tout à fait savants pousser jusqu’à l’extraction de la racine carrée ; et peut-être de la racine cubique, quel sort plus enviable. […] Être sûr que tout ce qu’on dit est vrai, que tout ce qu’on dit porte, que c’est bien entendu, que ça reste, quel heureux sort, et il n’y a rien au-dessus. »

Un enseignement dont on laisse assassiner les derniers passeurs, un enseignement qui ne renaîtra pas.

L’argent de Charles Péguy
Éditions Allia, 110 p., 3.10€

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