2021 touche à sa fin et ce peut être l’occasion de faire un bilan qui ne soit pas d’ordre sanitaire, ou plutôt qui envisage la santé et la crise du point de vue de l’esprit. Il me semble qu’un degré supplémentaire a été franchi cette année dans ce qui m’apparaît comme une crise de la représentation qui affaiblit le langage sous des prétextes idéologiques (comme lors des épisodes totalitaires). Quelques symptômes : la controverse au sujet de la possibilité d’une traductrice blanche à traduire une poétesse noire (Amanda Gorman) ou d’un acteur valide à jouer le rôle d’un handicapé ; l’urgence d’une « représentativité » comprise en termes statistiques et non symboliques ; le succès croissant d’une littérature de témoignage direct (de Springora à Louis). À chaque fois, on constate un mouvement de désymbolisation régressive, un prurit littéraliste, une opacification du « moi ». Seuls ceux qui auraient vécu le même type d’expérience seraient légitimes pour la retranscrire ; la représentation n’est plus conçue comme un transfert symbolique mais comme un décalque pointilleux des apparences ; et l’on privilégie, à l’universalisation du tragique, le petit dégueulis victimaire d’origine contrôlée.
On présente comme une génération affranchie ces avortons décomplexés et on reçoit avec un sérieux cérémoniel toutes les prétentions subjectives de cette humanité bloquée au fantasme d’auto-engendrement
Paradoxe fréquent, ce sont ceux-là mêmes qui se déclarent au- jourd’hui « progressistes » qui sont les thuriféraires acharnés de cette régression psychique flagrante. Dans cette époque néo-marxiste qui renie Nietzsche après Jésus Christ, qui ne suspecte jamais le ressentiment destructeur derrière la revendication du faible et qui n’a, à l’égard du présumé coupable, aucun pardon à offrir, on a aussi piétiné Freud. Le matriarcat omnipotent étouffe des égos geignards qu’on prive d’altérité, de loi symbolique, d’instance de sublimation. On présente comme une génération affranchie ces avortons décomplexés et on reçoit avec un sérieux cérémoniel toutes les prétentions subjectives de cette humanité bloquée au fantasme d’auto-engendrement, soit le cap que franchissait au XXe siècle un individu de cinq ou six ans.
Le rapport à l’art est une question de mimesis et de catharsis, un processus d’identification-purgation, mais si vous ne vous adressez qu’à des gens qui ne veulent s’identifier qu’à ce qu’ils sont déjà ou à ce qu’ils s’imaginent être, qui s’identifient donc à pas grand-chose ou à du vent, voilà qui restreint la marge de manœuvre. La configuration sociale à internet, depuis une vingtaine d’années, qui était censée ouvrir l’optique à toute la circonférence du globe, a plutôt aligné des points de vue similaires suffisamment loin pour les rendre inflexibles. La rapidité des transmissions offre à chacun la possibilité de s’enliser dans ce qu’il connaît déjà. En somme, ce qui devait nous élargir a eu tendance à river la plupart à leur chaîne de clones ; ce qui devait nous accélérer nous a souvent gelé dans le même. Les progrès techniques ne font avancer que ce qui a lieu en profondeur et si ce qui a lieu en profondeur est une régression spirituelle, alors on se retrouve avec des progrès qui ne font avancer que la régression.
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Nous avions pourtant pris l’habitude de nous identifier à tous, cette perspective nous ayant été offerte par le christianisme. C’est que pour s’identifier à tous, il faut pouvoir d’abord s’identifier à Dieu. Cette démesure est au cœur des Évangiles. Elle serait délirante si ne la cautionnait pas un autre scandale, plus vertigineux encore. Que Dieu S’est identifié à nous. C’est ce que nous allons tenter de revivre, rituellement, à la fin du mois. Personnellement, je préfère qu’on s’en tienne à ce type d’amplitude. Puisse donc ce souvenir fulgurant nous la restaurer.