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Frédéric Saint Clair : « Le coup d’État n’est pas une violence exercée contre les hommes, mais contre les institutions »

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18 avril 2024

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Ancien conseiller du Premier ministre Dominique de Villepin, l’écrivain et politiste Frédéric Saint Clair publie « L’Extrême Droite expliquée à Marie-Chantal », passionnant ouvrage dans lequel il poursuit son travail d’élaboration d’une philosophie politique civilisationnelle, en repensant trois notions clefs pour nous sortir de l’impasse contemporaine : le coup d’État, la dictature et l’ennemi.
© Frédéric Saint Clair

Qui est Marie-Chantal ? Le mouvement sinistrogyre ayant fait son œuvre, ne sommes-nous pas tous, d’une manière ou d’une autre, des Marie-Chantal ?

Ha ha ! Vous risquez de fâcher une partie de votre lectorat avec votre deuxième question. Cependant, d’une certaine manière, vous avez raison. Si l’on prend la conception « bourgeoise » dans son sens le plus large, celui d’un attachement au principe libéral et démocratique, alors nous avons tous été plus ou moins contaminés. Nous réclamons tous davantage de libertés. Et nous aspirons tous à plus de démocratie, ou à ce que nous estimons être une « vraie démocratie ».

Sauf que le profil politique de Marie-Chantal ne se limite pas à un attachement à la démocratie libérale. Bourgeoise, citoyenne du monde, bien-pensante, elle incarne une idéologie propre à notre temps, une classe composée d’un « petit nombre de privilégiés » qui monopolisent « les avantages de l’argent, de l’éducation et du pouvoir » pour parler comme Christopher Lasch ; des privilégiés qui n’aspirent au statut d’élite que pour « échapper au sort commun », et qui ne se reconnaissent pour ainsi dire aucune obligation envers « leurs prédécesseurs », ni envers « les communautés qu’ils font profession de diriger ». Cette bourgeoisie ne comprend rien à la « fragilité de la civilisation » ni au « caractère tragique de l’histoire ». Elle vit « étourdiment dans l’assurance que demain [le monde] sera plus riche, plus vaste, plus parfait. » Il faut lire le chapitre 2 de La Révolte des élites de Lasch, car il y dresse un portrait, certes sans concession mais très fidèle, de cette classe sociale admirablement (ou tristement) incarnée par l’électorat macroniste.

Qu’appelez-vous extrême droite, et en quoi est-elle un « rempart du politique » ? Pourquoi vous revendiquer d’un concept que beaucoup considèrent infâmant ?

Le terme « extrême droite » est effectivement infâmant. Pierre-André Taguieff explique dans Sur la Nouvelle Droite, que ce qualificatif est un « instrument d’illégitimation de l’adversaire, traité comme un ennemi absolu ». Lors de nos rendez-vous réguliers au Café de Flore, j’ai commencé par expliquer à une Marie-Chantal affolée par la montée des extrêmes pourquoi les partis politiques (RN, Reconquête, etc.) et les médias (CNews, Valeurs actuelles, L’Incorrect) ne pouvaient raisonnablement pas être étiquetés « extrême droite ».


« Si je suis un intellectuel d’extrême droite, c’est parce que mon travail consiste à penser l’usage politique de la force et la notion d’ennemi, qui induit celle de discrimination »

Frédéric Saint Clair

Je l’ai ensuite interrogée. Et à la question : « C’est quoi l’extrême droite ? », elle a été incapable de répondre de manière objective. Je lui ai donc proposé une définition initiée, une fois encore, par Taguieff : prise de pouvoir par la force (coup d’État) ; exercice du pouvoir par la force (dictature) ; discrimination volontaire. Lorsque ces trois critères sont réunis, alors on peut parler d’extrême droite. Il est évident que ni les partis politiques ni les médias cités plus haut n’entrent dans cette catégorie. Marie-Chantal m’a alors demandé : « Qui coche les trois cases ? » J’ai bien été obligé de lui répondre, honnêtement : « Moi ! » Mais si je suis un intellectuel d’extrême droite, c’est principalement parce que mon travail consiste à penser cette notion qu’est l’usage politique de la force (à la fois pour prendre le pouvoir dans les cas extrêmes, et pour gouverner dans les situations d’exception), et la notion d’ennemi, qui induit celle de discrimination – un travail de réflexion qui s’inscrit dans la lignée de Machiavel, de Hobbes ou encore de Carl Schmitt.

Pour réponse à votre question concernant le rempart, je dirais : la question de l’ennemi et celle de la force sont essentielles en politique. Julien Freund a rappelé que : « Il n’y a de politique que là où il y a un ennemi. » Il s’est d’ailleurs fait virer par son premier directeur de thèse à cause de cela. Les penseurs démocrates et sociaux-libéraux refusent de penser la violence physique et l’ennemi. C’est pour cette raison même qu’ils sont impuissants à nous défendre contre les diverses menaces auxquelles nous sommes confrontés actuellement. Et c’est pour cela que l’« extrême droite » intellectuelle à laquelle j’appartiens, en repensant l’ennemi et l’usage de la force, constitue un « rempart du politique ». Si la classe politique – de Macron à Zemmour – refuse de réactualiser son logiciel, alors nous sombrerons.

Pourquoi sommes-nous obligés d’en passer par un coup d’État ?

Rien ne nous y oblige, sauf les circonstances. Les formes de coups d’État sont multiples dans l’Histoire. La seule qui soit digne d’intérêt politiquement est celle qui consiste à mettre un terme à ce que les Romains de l’Antiquité nommaient le « tumultus », le chaos, la guerre civile, afin de rétablir la paix civile et un système institutionnel stable et pérenne. Nous avons deux exemples magistraux de coup d’État en France : Bonaparte, le 18 Brumaire de l’an VIII ; Charles de Gaulle, lors des journées qui ont suivi celle du 13 mai 1958. Les deux ont pris le pouvoir au moyen de la force armée. Premier point clef : zéro mort ! Le coup d’État n’est pas une violence exercée contre les hommes, mais contre les institutions, contre l’État de droit.

Lire aussi : Frédéric Saint Clair : « Nous avons cru que la moralisation de l’économie et de la politique nous sauverait »

Second point clef : dans ces deux cas historiques, l’objectif a consisté à réformer la Constitution, afin de mettre un terme à une forme de guerre civile – Révolution dans le premier cas ; guerre d’Algérie dans le second. Pourquoi était-il nécessaire d’en passer par là ? Principalement en raison de la déliquescence du système démocratique. Michel Winock a pris pour titre de son livre (qu’il faut absolument lire !) consacré au coup d’État gaullien : L’Agonie de la IVe République. Cela résume toute la question. À certains moments de l’histoire, le chaos, la confusion politique et la faillite démocratique sont tels que seule la force devient envisageable. Certains responsables politiques ont suggéré à de Gaulle d’essayer de former un gouvernement selon la procédure démocratique alors en vigueur. Ce dernier a refusé de se soumettre à des « procédures périmées ». Il a réclamé les pleins pouvoirs. Il fallait que cet état d’exception fut acté par la classe politique pour parvenir à mettre un terme à l’agonie de la IVe République. Nous vivons aujourd’hui dans la République la plus pérenne de notre histoire. Ce que beaucoup ignorent, notamment Marie-Chantal, est qu’elle est née d’un coup d’État.

Selon vous, Éric Zemmour n’a pas vu un moment politique propice…

Face à Alain Duhamel, sur BFMTV, le 18 octobre 2021, Éric Zemmour a affirmé : « Je pense que la guerre civile est déjà là. » C’est un désaccord profond entre lui et moi. Car, nous serons d’accord pour dire que la capacité d’action du pouvoir politique a été à ce point rognée (par l’UE, par les juges « rouges », le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, etc.) que nos institutions ne parviennent plus à nous protéger contre le chaos civil. Nous serons d’accord pour dire que la démocratie est fortement abimée. Deux des trois conditions sont donc réunies pour une prise de pouvoir par la force. Ce qui me fait dire que le moment n’est pas encore venu (même s’il viendra probablement), c’est que nous ne sommes pas en situation de guerre civile. Mais si Éric Zemmour le pense sérieusement, et qu’au lieu de prendre les mesures qui s’imposent – lui qui a pour principales références historiques Napoléon et de Gaulle – il se contente de former un mouvement politique et de discourir sur les plateaux télévisés, c’est qu’il n’a pas saisi ce que les Grecs nommaient le Kaïros, le moment opportun. S’il y a guerre civile et s’il y a agonie de notre système politique, alors la seule réponse politique envisageable est une réponse d’exception.

Au moment de vous distinguer de Carl Schmitt, vous dites que « la politique n’est pas volonté d’annihilation, effective ou virtuelle, mais volonté de domination ». Qu’entendez-vous par là ? Quelles sont les conséquences pratiques de cette relecture critique du « matérialisme théologique » schmittien ?

Je ne saurais répondre à une question d’une telle densité en quelques lignes seulement. Voici quelques éléments de réponse parcellaires : Carl Schmitt est probablement le penseur du politique le plus sulfureux du XXe siècle. Mais c’est un génie ! On ne peut pas penser le politique sans lui. Sa définition du politique, fondée sur la notion d’ennemi, est une référence. Elle a repoussé bien des intellectuels, et elle en a subjugué d’autres. Elle comporte cependant une faille, qui n’est pas morale, mais philosophico-politique. Une faille majeure : elle ne nous protège plus ! Tant que l’ennemi était armé, on pouvait l’affronter de la manière décrite par Schmitt. Il demeure pertinent face aux terroristes et aux criminels. Mais désormais, une guerre civilisationnelle d’un autre type – où l’ennemi utilise les faiblesses politiques des démocraties libérales pour nous dominer culturellement – s’est superposée à la première, plus violente. Cette nouvelle menace qui mélange les dimensions culturelle et politique offre à voir un visage renouvelé de l’ennemi. Un ennemi qui peut être, à titre privé, fort sympathique, mais qui publiquement halalise notre pays, voile nos femmes et fait disparaître notre « art de vivre à la française ». Face à un tel ennemi, Schmitt est impuissant !


« Une guerre civilisationnelle d’un autre type – où l’ennemi utilise les faiblesses politiques des démocraties libérales pour nous dominer culturellement – s’est superposée à la première, plus violente »

Frédéric Saint Clair

Pour nous défendre, il faut repenser la notion d’ennemi, c’est-à-dire dépasser Schmitt. Pour y parvenir, il m’a fallu creuser sa réflexion jusqu’à ses fondements, qui sont théologico-politiques. C’est dans les Écritures, et plus particulièrement dans l’épitre aux Éphésiens, que se situe la racine de notre désaccord. J’aborde cette question brièvement dans cet essai, car je l’ai développée plus largement dans un essai précédent, Le Christ guerrier, où j’ai tenté d’expliciter la manière dont l’Évangile permet de répondre au choc des civilisations. En bref, je prétends qu’il est à la fois possible d’aimer nos frères musulmans, de cesser de les stigmatiser publiquement au sujet du voile, du burkini – et ainsi d’obéir à l’injonction chrétienne –, tout en mettant un terme au basculement civilisationnel qui nous frappe. Mais tant que nous ne comprendrons pas la dynamique spirituelle de l’Occident, nous ne parviendrons pas à renoncer véritablement aux « vieilles méthodes », à une façon périmée d’envisager la guerre, les relations de puissance, et donc l’ennemi – sous toutes ses formes.

« Les droites ont trente ans de retard en matière de théorie politique » dites-vous. Pourquoi ?

C’est Simone Weil qui disait qu’un parti politique est un lieu où on ne pense pas. Or, à force de ne pas penser, on prend du retard sur l’Histoire… Plus précisément, je dirais que l’essentiel de la classe politique n’est pas encore entrée dans le XXIe siècle. Leurs raisonnements sont structurés, et même cohérents, mais ils sont périmés. La porte du XXIe siècle est constituée, peu ou prou, par trois politistes américains : Fukuyama, Huntington et Brzezinski. Le troisième est largement ignoré, ce qui montre la faillite de l’approche française des relations internationales. Quant aux deux autres, l’équation se résume à un « pour ou contre le choc des civilisations ? », et à un « Fukuyama s’est trompé, car les démocraties libérales n’ont pas gagné ». N’importe quoi ! Juste un mot au sujet de ce dernier intellectuel : Fukuyama ne dit pas que les démocraties libérales ont gagné ; il dit que le modèle démocratique et libéral est le plus haut qu’il soit possible d’atteindre. Et aujourd’hui, de la gauche modérée à la droite la plus radicale, tout le monde acquiesce.

Lire aussi : La gauche, ou la ruine de la civilisation chrétienne

Résultat : personne n’est capable de se libérer de l’idéologie molle qui gouverne la pensée politique contemporaine. Il n’y a plus que des Marie-Chantal dans toute la classe politique ! Quel responsable politique est capable de penser l’état d’exception, et donc l’imperium romain ? Lequel est capable de repenser véritablement l’ennemi ? Sans compter qu’ils sont tous effrayés à l’idée de faire usage de la fameuse « violence légitime », que même Foucault défendait pour éviter la dissolution de la République et l’anarchie.

Qu’appelez-vous « libéralisme identitaire », et en quelles en sont les implications concrètes ?

C’est un concept absolument clef pour comprendre le piège multiculturaliste dans lequel nous sommes pris. Le théoricien de ce multiculturalisme n’est pas un gauchiste woke, c’est un pur libéral « républicaniste » : Charles Taylor. Un penseur absolument brillant. Il est Canadien, et il a développé une théorie qui avait pour objet d’éviter que la minorité française ne meure étouffée sous l’avalanche culturelle anglo-saxonne. Et là, normalement, tout le monde devrait applaudir des deux mains, y compris la droite radicale. Sauf que c’est en fonction des mêmes arguments qu’il autorise l’islamisation et l’africanisation de la France. Et là, tout le monde se retrouve piégé, la mine déconfite, y compris la droite radicale. Tant que nous demeurons attachés aux concepts de liberté et d’égalité, il est impossible de renverser Taylor. Et notre histoire moderne nous interdit d’y renoncer brutalement, sinon c’est le retour à la tyrannie, ce que personne ne souhaite. Conclusion : dans un Occident résolument bourgeois, Taylor gagne. Nous disparaîtrons donc dans le grand bain du progressisme multiculturel. Notez que ce n’est pas la faute de Mélenchon, car à ma connaissance, il n’a jamais pris le pouvoir, ni en France ni en Europe.

Vous êtes critique du « grand remplacement » et lui préférez une approche par les « diasporas ». Que ce déplacement nous permet-il de mieux comprendre ?

Le grand remplacement est une réalité. Mais une réalité démographique. Or, la démographie, comme l’ethnos, se révèlent assez peu politiques. Je n’ai pas assez d’espace ici pour développer ce point qui est un peu technique. Mais, pour résumer, je dirais qu’on commet une grave erreur en analysant le basculement civilisationnel qui nous frappe sous l’angle « démographiste ». Je vais en heurter quelques un en disant cela, mais tant pis : la question du nombre est importante mais elle demeure secondaire. On pense souvent, assez naïvement, que les individus sont porteurs d’une culture. À première vue, c’est vrai.


« Les diasporas ne pensent pas, ou plutôt, elles ne pensent que ce que les grands centres spirituels auxquels elles sont culturellement rattachées leur disent de penser »

Frédéric Saint Clair

Mais si l’on y regarde de plus près, c’est l’inverse qui est vrai : c’est la culture qui porte les individus. Ceci est vrai pour les autochtones, mais encore plus pour les diasporas. Les responsables politiques pensent et agissent comme si les diasporas étaient intellectuellement autonomes, comme si elles pensaient par elles-mêmes. En réalité, les diasporas ne pensent pas, ou plutôt, elles ne pensent que ce que les grands centres spirituels auxquels elles sont culturellement rattachées leur disent de penser. Si demain l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie se mettaient à diffuser un islam des Lumières, croyez-vous que la diaspora islamique française continuerait de promouvoir la charia et l’islamisme ? Bien évidemment pas ! Elles obéissent malgré elles à des courants idéologiques structurels qui les englobent et les dépassent. Penser les diasporas, au lieu de comptabiliser le nombre d’immigrés, permet d’envisager le problème des migrations sous un angle géopolitique, et véritablement civilisationnel.

Fondamentalement, est-il possible de sauver notre civilisation chrétienne sans une foi ravivée ?

Je fais le pari que oui, si par « sauver » vous entendez : résorber le chaos civil qui règne aujourd’hui en France, et enrayer le basculement civilisationnel. Nous pouvons aller assez loin sans réinjecter de la religion dans la politique. En revanche, nous ne pourrons pas faire l’économie d’une réflexion théologico-politique renouvelée. Et nous ne pourrons pas non plus faire l’économie d’une réflexion concernant la crise spirituelle que traverse l’Occident. Car la vérité, c’est que la foi aussi est en crise, et pas seulement parce que les églises sont désertes. Un gigantesque aggiornamento dogmatique attend la chrétienté – et pour être honnête, je ne suis pas certains qu’elle soit prête pour cela.


L’EXTRÊME DROITE EXPLIQUÉE À MARIE-CHANTAL, FRÉDÉRIC SAINT CLAIR
La Nouvelle Librairie, 252 p., 18 €

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