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Loup Viallet : « En aidant à financer les crimes de guerre de Poutine en Centrafrique, quatre bitcoiners français discréditent les cryptomonnaies »

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Publié le

30 mai 2022

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Le 25 mai, quatre entrepreneurs français spécialistes des cryptomonnaies se sont rendus à Bangui, en République centrafricaine pour participer à un séminaire officiel sur le Bitcoin. Spécialiste en économie politique et en géopolitique, Loup Viallet pointe du doigt leur très grande irresponsabilité : ces quatre bitcoiners français sont les idiots utiles de la néocolonisation russe dans le pays.
crypto

Le 25 mai, quatre entrepreneurs français spécialistes des cryptomonnaies (Jean-Christophe Busnel, Sébastien Gouspillou, Richard Détente, Nicolas Burtey) se sont rendus à Bangui, en République centrafricaine pour participer à un séminaire officiel sur le Bitcoin. Cette information serait passée sous nos radars si vous n’aviez pas réagi virulemment sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce qui a suscité votre réaction ?

C’est une publication de Sébastien Gouspillou qui m’a fait réagir. On y voyait quatre bitcoiners français prendre un selfie sourire aux lèvres avant le décollage de leur avion pour Bangui. L’irresponsabilité de leur démarche m’a sauté aux yeux. Comment quatre entrepreneurs brillants, à la pointe d’une innovation prometteuse (mais encore balbutiante) ont-ils pu ignorer le contexte géopolitique dans lequel cette monnaie a été introduite en Centrafrique ? Depuis quatre ans, la Centrafrique est le laboratoire du néo-colonialisme russe en Afrique. Sa capitale et son territoire national sont contrôlés par les mercenaires de la société paramilitaire russe Wagner, dont le parrain est Evgueni Prigojine, un proche de Poutine qui a notamment fondé les usines à trolls relayant la propagande russe dans le cyberespace et qui est connu pour troquer ses « services de sécurité » en échange de l’exploitation de mines d’or ou de diamant.

Les 4 fantastiques

Au début du mois de mai, un rapport de l’ONG Human Rights Watch alertait la communauté internationale sur les « détentions arbitraires, les tortures et les exécutions extra-judiciaires » mais aussi sur les « viols et violences sexuelles » commis sur des « hommes, des femmes et des jeunes filles (…) partout dans le pays ». La mise en coupe réglée de ce pays a contribué à l’isoler de ses voisins et à déstabiliser la sécurité de la sous-région. L’adoption du bitcoin comme monnaie co-officielle le mois dernier a permis au régime de dresser un écran de fumée mélioratif pour son image internationale : la RCA devenait le premier pays africain à adopter une crypto. De quoi enthousiasmer des mordus de crypto inconscients et naïfs.

Aveuglés par leur passion, les quatre fantastiques du bitcoin n’ont pas pris conscience qu’ils servaient d’idiots utiles à la néocolonisation russe

Mais à qui peut bien servir une crypto-monnaie dans un pays où 10% de la population a accès à internet (avec un débit limité) et moins de 15% a accès à l’électricité ? Pas au peuple, bien sûr, mais à l’oligarchie criminelle régnante. L’usage de cette monnaie décentralisée dont les flux sont intraçables qu’est le bitcoin permet au Kremlin de continuer à financer des activités illicites en RCA sans être inquiété, mais aussi de s’affranchir du dollar comme monnaie de référence pour les échanges de matières premières et ainsi de s’approvisionner en or centrafricain en contournant les sanctions internationales émises depuis la guerre en Ukraine. Aveuglés par leur passion, les quatre fantastiques du bitcoin n’ont pas pris conscience qu’ils servaient d’idiots utiles à la néocolonisation russe dans ce pays, et permettaient au président Touadéra de détourner l’attention internationale de la corruption et des crimes de son régime. 

Qu’est-ce qui a bien pu motiver ces quatre entrepreneurs à votre avis ? L’appât du gain ? Un besoin de reconnaissance ?

On ne peut pas ignorer que l’adoption du bitcoin comme monnaie nationale par la Centrafrique constitue pour ces derniers une occasion en or pour vendre leurs services. Mais je ne pense pas que le premier but de leur voyage là-bas soit un but commercial. Je pense que nous avons plutôt affaire à des crypto-maximalistes, à des mordus de tech isolés dans leurs micro-communautés qui pensent  faire progresser une innovation qui les passionne partout où cela est possible.

Lire aussi : Cryptomonnaies : le féodalisme 2.0

Le parcours de Sébastien Gouspillou semble relever de cette attitude. Il a promu le bitcoin au Salvador (premier pays à avoir adopté cette crypto comme monnaie nationale) en pensant sûrement promouvoir une alternative stable au bolivar, dont la volatilité handicapait l’économie nationale. Mais le bitcoin n’est pas une monnaie stable ni mature : il a plongé le mois dernier avec l’effondrement des valeurs tech et le Salvador s’est retrouvé à la limite du défaut de paiement, avec une dette explosive et une inflation grimpante. Par ailleurs, il fallait être aveugle pour ne pas voir que cette crypto ne pouvait être utilisée que par une partie infime de la population, au vu de la couverture réseau de ce pays.

La fascination pour le bitcoin semble bien être le moteur premier de ces quatre fantastiques. L’alternative, à laquelle je ne crois pas, serait qu’ils soient portés par un cynisme particulièrement mortifère. Nicolas Burtey se rendait-il compte de la fake news qu’il relayait lorsqu’il a affirmé sur les réseaux sociaux que le Trésor français détenait 85% des exportations en or de la Centrafrique [NDLR – à cause du franc CFA] ? Sur ce sujet, permettez-moi de renvoyer les lecteurs à mon dernier ouvrage La fin du franc CFA, qui décrypte tous les mythes qui circulent autour de cette monnaie et explique pourquoi la majorité des membres de la coopération monétaire franco-africaine ont choisi de renouveler leur adhésion au franc CFA (le Mali et la Centrafrique inclus) plutôt que d’en sortir. Par ailleurs, si le franc CFA est la monnaie la plus stable et la plus crédible du continent africain à quoi pourrait bien servir un bitcoin lié à des valeurs tech très volatiles, dont l’usage n’est subordonné à aucun cadre réglementaire ?

Nicolas Burtey relaie la propagande du Kremlin sur le supposé nécolonialisme français

Mais l’aveuglement provoqué par la passion peut-il tout expliquer ? Je ne m’explique pas en tout cas la présence de l’ancien parlementaire socialiste Jean-Marie Cambacérès (et membre actuel du Conseil économique, social et environnemental) aux côtés des quatre crypto-monnaies. Ce spécialiste de l’Asie aurait-il succombé à une passion subite pour le pays le plus chaotique d’Afrique centrale ? S’est-il pris d’un amour soudain pour les cryptomonnaies ? Son aura de respectabilité aura peut-être permis d’étouffer les doutes que pouvaient avoir les quatre startupeurs à propos du sens de ce déplacement. Est-il encore respectable? 

Pourquoi un ancien parlementaire PS faisait il partie de la délégation bitcoin en Centrafrique ?

Quelles leçons tirer de cet épisode ?

Quatre entrepreneurs français dans le vent viennent de servir les buts de guerre de la Russie en Afrique. La guerre dont nous parlons est irrégulière, hybride, protéiforme. En Afrique, les forces armées du Kremlin ne sont pas des soldats de l’armée régulière russe comme en Ukraine, mais des mercenaires liés à des oligarques proches du président Poutine. Manipuler des startupeurs français déconnectés de la réalité des rapports géopolitiques fait partie de la guerre informationnelle, tout comme l’usage des trolls. Cette situation, qui actualise la vieille stratégie russe du village Potemkine ne doit pas créer de précédent.

En voulant servir leur ambition technologique, ils ont en réalité relayé la propagande anti-française du Kremlin sur le continent et contribué à inaugurer en grande pompe la déstabilisation monétaire expérimentée en Centrafrique

Elle illustre plusieurs choses. D’abord un repli sur soi dangereux de certaines communautés à la pointe d’innovations technologiques qui cherchent encore leur modèle, mais qui semblent ignorer les enjeux du monde extérieur. En voulant servir leur ambition technologique, ils ont en réalité relayé la propagande anti-française du Kremlin sur le continent et contribué à inaugurer en grande pompe la déstabilisation monétaire expérimentée en Centrafrique (avant, peut être, d’être étendue au Mali, au Mozambique, à Madagascar, partout où le Kremlin exerce une influence déterminante). N’oublions pas que l’Afrique et l’Europe sont interdépendants d’un point de vue sécuritaire : l’affaiblissement du continent le plus proche du nôtre représente une source de déstabilisation majeure. La Russie l’a très bien compris.

Cet épisode illustre aussi que l’on ne peut pas développer des innovations sans tenir compte des réalités politiques et géopolitiques dans lesquelles elles s’inscrivent. On ne peut pas déconnecter une technologie nouvelle des usages qui peuvent en être faits. De ce point de vue, il est urgent que les milieux technologiques français (investisseurs, entrepreneurs, journalistes spécialisés) s’ouvrent à ces questions afin de ne pas se faire à nouveau instrumentaliser par des États-voyous. Les pouvoirs publics ont aussi leur rôle à jouer : les innovations de rupture ne doivent pas leur faire peur et les conduire à ignorer ceux qui les portent, au risque que celles-ci ne servent des stratégies radicalement opposées aux rêves de leurs inventeurs et promoteurs.


La délégation française des promoteurs du bitcoin en Centrafrique

Jean-Christophe Busnel (Breizh Bitcoin)

Sébastien Gouspillou (mineur de bitcoin, co-fondateur du Big Block Data Center) 

Richard Détente, fondateur du Média Grand Angle (chaîne de vulgarisation sur la macroéconomie et les cryptomonnaies)

Nicolas Burtey (Galoy Money)

Jean-Marie Cambacérès (ancien parlementaire PS)

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