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Miguel Torga, un moderne enraciné

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Publié le

12 septembre 2023

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« L’universel, c’est le local moins les murs. » Une vie durant, le grand écrivain portugais Miguel Torga a médité sur les liens intimes entre enracinement et universel.
Torga

Médecin et écrivain, Miguel Torga (1907-1995) fut, à l’image de l’histoire de son pays, écartelé entre la soif d’émigration et sa forte d’identité, entre le déracinement et l’enracinement. Cet homme profondément ancré dans sa région natale et montagneuse du nord du Portugal, Tras os Montes, passa une grande partie de sa jeunesse au Brésil.

« On parcourt la planète. Où il y a un Transmontano, il y a quelque chose de spécifique, d’irréductible. Pourquoi donc ? Parce que même transplanté, il respire la sève dont il est issu. » Alors que d’aucuns crieraient aussitôt au chauvinisme des imbéciles heureux qui sont nés quelque part, pour reprendre les mots de Brassens, lui répond, lors d’une conférence prononcée en 1954 au Brésil par l’aphorisme d’une surprenante modernité : « L’universel, c’est le local moins les murs ».

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Toute son œuvre témoigne en effet de sa conviction que toute culture porte en elle-même une dimension universelle dont les ferments naissent, croissent, s’enrichissent et se transmettent au sein d’une identité profondément enracinée dans un sol et dont il a voulu être un modeste passeur.

Je suis du Brésil et de l’Angola…

Loin de vouloir se recroqueviller dans un repli étroit et protecteur au fin fond du Nord du Portugal, Torga proclame son universalité : « Je suis aussi du Brésil, de l’Angola, du Mozambique, de Goa, de Macao, du Cap-Vert, de la Guinée, de Timor, citoyen de tous les pays par nous découverts et à découvrir. » À l’heure où la mode est à la repentance coloniale, nul doute que cette lecture n’ait quelque chose de vivifiant.

Cette soif de voyage, Torga l’a notamment décrite dans sa nouvelle Senhor Ventura, œuvre de jeunesse qu’il a longtemps répudiée avant de la reprendre dix ans avant sa mort. Elle y décrit un jeune homme parti trouver à l’autre bout du monde fortune et amour et qui n’y connut que misère et haine, avant d’essayer, au crépuscule de sa vie, de se retrouver dans son village natal. Il y a dans cette nouvelle comme une sorte de fatalité qui lie l’homme à sa géographie. Pour Torga en effet, deux grandes choses existent au Portugal : Tras os Montes qui incarne l’impétuosité, la convulsion mais aussi l’ancrage dans les montagnes et l’Alentejo qui lui est traversé par le souffle de la plaine et l’appel du grand large. Le Senhor Ventura, natif de l’Alentejo a répondu, presque par fatalité à l’appel de son destin avant de revenir, amer et mourant, au pays natal.

L’œuvre de Torga est traversée par l’angoisse de la disparition de la langue et de la culture portugaises sous l’influence niveleuse d’une mondialisation désincarnée

 Il y a aussi dans cette nouvelle, noire comme souvent l’œuvre de Torga, quelque chose des Déracinés de Barrès. « Ce qui me fait le plus souffrir dans ce pays, c’est qu’il n’y ait pas de correspondance dans l’esprit des Portugais entre le passé et l’avenir. Chaque monument que le hasard a préservé ou mutilé […] est pour nous une survivance insolite qui s’obstine à durer et en laquelle personne ne se reconnait. » Il y a aussi beaucoup de l’Enracinement de Simone Weil. Tous ces biens relatifs et limités que sont la terre des pères, la culture, les traditions sont ces metaxu, ces ponts qui permettent à l’homme, en tant qu’individu unique et irremplaçable, de se réaliser parce que profondément enraciné dans une histoire et une géographie. Ce sont elles qui nourrissent son âme et son intelligence, l’étayent et lui font prendre conscience de ce qu’il est. Paradoxe de ces biens limités pouvant pourtant exiger de chaque homme, ajoute la philosophe, un sacrifice illimité.

« Personne, écrit-il également plus loin, n’est réduit à l’exiguïté de son arpent. Chacun se démesure dans le caractère et dans l’action. » Malgré cette extraordinaire force d’expansion dont l’histoire du Portugal témoigne, il reste au fond de chaque Transmontano quelque chose de spécifique et d’irréductible. Car sans cet ancrage, l’homme devient un individu sans passé et sans avenir, atome dans un monde qui le dépasse et où il ne sait qui il est.

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Au-delà de cette dimension individuelle, l’œuvre de Torga est traversée par l’angoisse de la disparition de la langue et de la culture portugaises sous l’influence niveleuse d’une mondialisation désincarnée. Ce besoin d’identité et cette volonté de transmettre la richesse de l’héritage portugais firent de l’Européen convaincu qu’il était un adverse résolu du traité de Maastricht : « J’ai lutté, lutte et lutterai jusqu’à mon dernier souffle pour la préservation de notre identité, ultime raison d’être d’un individu ou d’une collectivité et que je rejette de toute mon âme l’irresponsabilité de l’Europe qui, à Maastricht, sournoisement tente de la nier en se trahissant et nous trahissant

Miguel Torga, le Transmontano enraciné

Les contes et nouveaux contes de la montagne ou Rua sont sans doute les ouvrages où Miguel Torga a le mieux illustré l’amour charnel et vital qu’il porte à sa terre natale. Dans ces textes courts, il campe un décor minimaliste : un village perdu, une modeste rue, deux ou trois personnages seulement. Mais cette simplicité illumine, par contraste, la profonde humanité de ces hommes et de ces femmes soumis aux passions les plus universelles de la condition humaine : l’amour, la haine, la vengeance, la cupidité, la jalousie. Ils illustrent magnifiquement le double mouvement torguien autour du local et de l’universel. S’il rappelle régulièrement la nécessité vitale d’appartenance à une communauté géographique, historique, sociale et culturelle, il sait aussi qu’en s’ancrant profondément dans une terre rude et austère, ses contes atteignent une dimension universelle.

Ses merveilleux contes où l’humain et le divin s’intermêlent sont d’émouvants témoignages d’un homme sans Dieu et pourtant pétri de Dieu

Homme de gauche et agnostique affirmé, Torga reste pourtant pétri du catholicisme qui a façonné la culture portugaise. « Dimanche des Rameaux. Que le catholicisme a bien su tirer parti de l’ordre naturel des saisons. À coup sûr ; personne et pas même un athée par un matin comme celui-ci n’échappe à l’envie d’aller couper un rameau d’olivier et de le tenir à bout de bras et de se promener ainsi fleuri sous le soleil de printemps. » Ses merveilleux contes où l’humain et le divin s’intermêlent comme dans Noël, Le sacrement, Le miracle, sont à cet égard d’émouvants témoignages d’un homme sans Dieu et pourtant pétri de Dieu.

S’il récuse l’idée de Dieu, il sait gré au christianisme de son apport pour l’humanité : « Quand l’homme sublime les choses, il fait naître les dieux païens, quand il sublime son semblable, il fait naître le Christ, quand il se sublime lui-même, il fait naître un tyran. »Il n’est pas dupe non plus de la misère de l’homme sans Dieu : « Après les camps de concentration et d’extermination, on ne peut s’étonner de rien dans ce monde sans âme. Dieu est vraiment mort dans la conscience humaine. Désormais, quand nous avons le cœur velu, nul code pénal ne nous arrête. Nous allons aux confins de notre humanité. »

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Son agnosticisme et sa compréhension profonde des âmes et des corps des hommes – n’oublions pas qu’il fut médecin – le conduisent souvent à un humanisme désenchanté alors que tout crie en lui l’amour de la vie. Il y a dans la noirceur de ses contes ou de son journal comme une gemme brillante, un outrenoir à la Soulages et un espoir insensé et bien trop grand pour ne pas se blesser aux espaces confinés d’un monde sans Dieu.

Miguel Torga, une poutre au toit de la France ?

Miguel Torga assignait au Transmontano un destin unique et exceptionnel : être une poutre au toit du Portugal. À l’heure où la France se coupe de son passé et ne se projette dans l’avenir qu’en poursuivant des chimères aussi insensées que prométhéennes, puisse la lecture de son œuvre contribuer à être également une poutre solide pour le toit de la France, qui, percé de toutes parts, prend dangereusement l’eau.

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