Depuis quelques semaines, les tensions entre les deux « alliés » sont devenues palpables. Le 27 mai, à la frégate française Forbin avait déjà été opposé un refus d’inspecter le navire cargo Cirkin, qui était escorté par deux navires de guerre turcs. Parti de Turquie et faisant route officiellement vers la Tunisie, le cargo a finalement bifurqué vers la Libye, où il a déchargé du matériel militaire. Un nouvel incident a eu lieu le 10 juin, avec la frégate Courbet : voulant inspecter le navire cargo qui était de nouveau parti de Turquie, escorté là encore par des frégates turques, le navire français a été à trois reprises « illuminé » par les navires turcs avec leur radar de conduite de tir : en d’autres termes, mis en joue. Un fait rarissime entre alliés et qui a conduit le Courbet à se retirer, laissant le cargo atteindre la Libye pour y débarquer à nouveau de l’armement.
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Depuis 2016, en Libye s’affrontent le gouvernement d’Union nationale libyen (GNA), basé à Tripoli, et l’Armée nationale libyenne du maréchal Haftar, qui contrôle l’est et le sud du pays. Dominé par les islamistes des Frères musulmans, le GNA est soutenu par la Turquie. Le camp d’Haftar pour lui bénéficie du soutien de la Russie, de l’Égypte, des Émirats arabes unis et beaucoup plus discrètement de la France. La Turquie intervient militairement en Libye depuis janvier, après un accord avec le GNA signé en novembre précédent, qui créé une frontière maritime entre les deux pays au détriment de la Grèce. Avec l’envoi de matériel militaire et de milliers de mercenaires syriens par Ankara, le cours de la guerre a tourné en faveur du GNA qui a chassé les forces d’Haftar de l’ouest de la Libye.
Or ce soutien turc constitue une violation de l’embargo imposé à la Libye depuis 2011 sur les armes. Le 5 juin, le Conseil de sécurité de l’ONU avait d’ailleurs reconduit pour un an les autorisations d’inspections des navires en haute mer, afin de le faire appliquer.
Or ce soutien turc constitue une violation de l’embargo imposé à la Libye depuis 2011 sur les armes. Le 5 juin, le Conseil de sécurité de l’ONU avait d’ailleurs reconduit pour un an les autorisations d’inspections des navires en haute mer, afin de le faire appliquer. Aussi, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a-t-il rencontré le 15 juin à Paris son homologue grec, dont un des navires a aussi été interdit d’inspecter le Cirkin par les Turcs. Enfin, un responsable du ministère français des Armées a estimé auprès de Reuters le 17 juin qu’« on ne peut pas faire la politique de l’autruche et on ne peut pas prétendre qu’il n’y a pas un problème turc actuellement à l’Otan ».
Pourtant, si le sujet a été abordé lors de la réunion par vidéoconférence des ministres de la Défense de l’OTAN, le Secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, n’a pas évoqué explicitement ces incidents lors de sa conférence de presse. Admettant tout juste des « différences entre les alliés », voire « des désaccords », le Secrétaire a aussitôt rappelé les précédents de la crise de Suez en 1956, où la France et le Royaume-Uni avaient été forcés par les Etats-Unis de mettre fin à leur intervention en Egypte, et 2003 où la France avait, avec raison, refusé de participer à la guerre d’Irak. Le Secrétaire a ainsi estimé : « Nous sommes plus en sécurité ensemble que séparément ».
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Pourtant, l’intervention turque en Libye est loin d’assurer la sécurité des pays européens. De fait, cette intervention a conduit à l’envoi de milliers de mercenaires syriens dont on ignore, en cas de victoire du GNA sur Haftar ou de trêve prolongée, par qui ils seront « employés » par la suite. Et la Libye est une porte d’entrée vers la bande sahélo-saharienne, où la France lutte via l’opération Barkhane contre des groupe djihadistes, dont certains sont affiliés à l’État islamique. Une organisation avec qui Ankara a noué une relation trouble quand elle occupait des territoires en Syrie et en Irak, favorisant son trafic de pétrole et laissant ses combattants se faire soigner sur son sol.
De même, une emprise de la Turquie sur la Libye par son soutien au GNA permettra à Erdogan de contrôler les flux migratoires africains à destination de l’Europe.
De même, une emprise de la Turquie sur la Libye par son soutien au GNA permettra à Erdogan de contrôler les flux migratoires africains à destination de l’Europe. On se souvient du chantage turc sur les migrants en février, quand la Turquie avait déclaré ouvrir sa frontière avec la Grèce pour laisser passer clandestinement des milliers de personnes et obtenir un soutien des pays européens sur le dossier syrien, face à la Russie.
Autant d’éléments qui conduisent à déplorer l’absence de réaction de la part de l’OTAN, dont le Secrétaire s’est contenté le 18 juin d’annoncer l’ouverture d’une enquête « pour clarifier réellement ce qui s’est passé ». La raison de cette faible réponse peut être le fait que la Turquie est un pilier dans la stratégie américaine, en couvrant le flanc sud de la Russie et en contrôlant l’accès à la Méditerranée avec les détroits du Bosphore.
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Pourtant, si la Turquie a peut-être la plus grande armée après les États-Unis au sein de l’Alliance atlantique, la France est loin d’être un pays de seconde zone. Elle dispose de la plus puissante armée d’Europe et du feu nucléaire, et est présente sur les cinq océans avec ses territoires ultra-marins. Des arguments qu’elle aurait pu faire valoir auprès des États-Unis pour obtenir une réaction sur les actions de la Turquie.
À l’heure où l’on célèbre l’appel du 18 juin 1940, il est bon de se rappeler qu’il avait lui-même dès 1966 retiré la France du commandement intégré de l’OTAN. Par ailleurs, Macron disait en novembre dernier que l’OTAN est en état de « mort cérébrale ». Les actions turques à l’égard d’alliés et les faibles réactions de l’alliance confirment ce constat et devrait inciter la France à réfléchir sur le bienfait de sa présence.
En outre, un retrait de l’OTAN permettrait à Paris de renforcer sa relation avec la Russie, rassurée de voir une France de nouveau indépendante de la politique américaine, et permettant la construction d’une force d’équilibre dans la confrontation entre les États-Unis et la Chine.