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Un ministère pour quoi faire ?

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Publié le

15 mars 2024

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© Wikimedia

D’un côté, une émission de rap ultra-populaire chez les 12-18 ans, diffusée en direct sur Twitch et sur laquelle la « crème » de la scène hip-hop francophone défile sans sourciller, de Freeze Corleone à Damso. De l’autre, une ministre de la Culture fraîchement nommée, figure de proue d’un gouvernement Attal qui entend bien prouver que le « virage à droite » de la Macronie n’est pas seulement un élément de langage autorisé par les communicants. Devinez quoi : les deux se sont rencontrés, dans cette espèce de collision fatale et ubuesque dont notre post-modernité semble friande. On dirait la séquence taillée pour les réseaux sociaux, du reste on la distingue mal d’un sketch parodique du Groland. « Venez au ministère avec vos manettes » s’enjaille Rachida, avant d’entamer un coupé- décalé endiablé, entourée par une dizaine de banlieusards casquettés et visiblement ravis de faire le buzz.

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D’un côté comme de l’autre, effectivement, le buzz est assuré : la communauté rap dénonce l’attitude des responsables de l’émission, qui trahissent le rap en s’abaissant à convier une ministre, ex-sarkozyste qui plus est (le scandale suprême lorsqu’on sait à quel point Sarkozy en son temps cristallisa toute la haine des tenants de la « culture urbaine »), de l’autre la droitosphère s’indigne qu’une ministre puisse s’afficher aux côtés d’islamistes et de voyous potentiels. Rachida Dati, elle, se frotte les mains : elle a gagné de haute volée ses galons de ministre de la Culture.

Le ministère fantôme

Car le ministère de la Culture n’est pas un ministère comme un autre. D’ailleurs, ce n’est même pas un ministère, et Rachida Dati l’a très bien compris : c’est une vitrine de la démocratie en exercice. À la limite une institution métapolitique conçue par de Gaulle comme un instrument de valorisation d’un certain rayonnement national, mais aussi comme un « os à ronger » concédé à la gauche selon une citation – peut-être apocryphe – du général lui-même. Il n’en reste pas moins que la création du « ministère des Affaires culturelles » correspond à une séquence précise : l’après-guerre, les Trente Glorieuses, et la nécessité d’incorporer les arts vivants comme le patrimoine à un effort national. Car la culture, sorte d’entité monstrueuse destinée à rappeler la toute-puissance des démocraties occidentales, devient un instrument de pouvoir sans précédent : le « soft power » américain est
alors à son apogée.

Car le ministère de la Culture n’est pas un ministère comme un autre. D’ailleurs, ce n’est même pas un ministère, et Rachida Dati l’a très bien compris : c’est une vitrine de la démocratie en exercice.

Le ministère inventé par de Gaulle doit avoir au moins cet effet vertueux : proposer un contre-pouvoir, une alternative à la culture américaine qui s’importe déjà massivement. André Malraux, dans son discours d’intronisation, distingue déjà une conception soviétique de l’art (l’art pour tous) et une conception démocratique : l’art pour chacun. Ironiquement, le destin techno-libéral de l’expression artistique se chargera de brouiller les repères et la distance entre ces deux pôles. L’avènement de l’informatique, l’accession du peuple à la majorité des outils de création numérique va se charger bien vite d’instaurer un nouveau soviétisme : non seulement l’art pour tous, mais aussi l’art par tous. Pour les gouvernements qui se succèdent, c’est un véritable exercice d’équilibriste : continuer à agréger le mythe national de la culture tout en défendant et en promouvant l’exercice individuel de la création. À l’intersection de cette globalisation technologique, de cette culture « libéralisée » à outrance, et de la double religion socialiste et progressiste qui mousse désormais au pied des démocraties occidentales, c’est bien l’avènement d’une gauche molle, une gauche culturelle, dépolitisée mais persuadée de combattre le mal à coups d’agit-prop, qui va germer peu à peu en France et en marge du pouvoir.

La sébile et le marteau

Comme le rappelle Dominique Jamet, qui diligenta notamment le projet de la grande bibliothèque sous Mitterrand, la culture n’a pas attendu l’épuration des écrivains collaborationnistes pour se situer à gauche, car elle s’inscrit de fait dans l’opposition à l’ordre moral canonique. Lorsque Maurice Druon ou André Malraux sont nommés à la culture, ils incarnent l’ordre moral et symbolisent une émanation du pouvoir qui s’invite dans le monde culturel. Nommé par Pompidou en 1973, Maurice Druon annonce la couleur : « Que l’on ne compte pas sur moi pour subventionner, avec l’argent du contribuable, les expressions dites artistiques qui n’ont d’autre but que de détruire les assises de notre société. » Pour toute une jeunesse qui a fantasmé la sédition et le combat culturel sur les barrages de mai 68, l’affront est total, et une pluie de pétitions s’abattra sur le pauvre Druon, qui racontera par la suite qu’on venait désormais au ministère « avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre ». Avec Mitterrand, les artistes engagés ont clairement choisi la sébile.

Comme le rappelle Dominique Jamet, qui diligenta notamment le projet de la grande bibliothèque sous Mitterrand, la culture n’a pas attendu l’épuration des écrivains collaborationnistes pour se situer à gauche, car elle s’inscrit de fait dans l’opposition à l’ordre moral canonique.

La grande force du duo autocratique Lang/Mitterrand, ce fut bien sûr de créer un véritable « art officiel » de la Mitterrandie, une « Kultur » capable de s’étendre dans toutes les pratiques et dans toutes les dimensions. « Jack Lang a utilisé sans vergogne la pratique du saupoudrage, rappelle Dominique Jamet, qui fut un temps pressenti pour diriger le théâtre public, en 1981. C’est-à-dire que l’État arrosait de subventions la moindre parcelle de culture, du plus petit théâtre de campagne jusqu’à la grosse machine parisienne, et sans faire privilégier la première d’ailleurs. Le langisme, c’est d’abord du clientélisme. » De là à dire que Jack Lang a été un précurseur, voire un prophète de ces futures générations qui se pensent artistes par défaut, les fameux « mutins de Panurge » déjà dénoncés par Philippe Muray en son temps, il n’y a qu’un pas : « Avec Lang, confirme Dominique Jamet, se met en place un véritable État-providence culturel, avec son fonctionnariat, sa mécanique interne… La culture devient une profession, un métier de masse. » Pour le metteur en scène Gérald Sibleyras (gratifié de nombreux Molière, récompense suprême au théâtre), c’est une arnaque depuis le début : « L’injonction “nous sommes tous des artistes”, c’est une véritable escroquerie intellectuelle, parfaitement résumée par la Fête de la Musique. Malraux avait commencé le travail d’une certaine façon. J’aime beaucoup cette phrase d’Anouilh à ce propos : “J’ai toujours pensé que ce n’était pas le fumeux Malraux et les milliards répandus dans le béton des Maisons de la Culture par un Gaullisme Immobilier […] qui avait le plus fait pour la “cause du peuple” »

70 000 000 d’artistes

Tout est culture, donc plus rien n’est art. Tout le monde est créatif, donc plus personne n’est artiste. La preuve : comme le montrait récemment un article de Libération, les travailleurs de l’art sont désormais légion et ils tirent la langue : forcément, après les avoir arrosés de subventions, l’État-providence s’est vite montré à court de ressources face à la réalité du marché : aujourd’hui, la Maison des Artistes regroupe pas moins de 100 000 écrivains, 22 000 graphistes, 26 000 photographes et 12 700 plasticiens, qui tous réclament une mise en place de la continuité des revenus pour sortir de la précarité. Une paupérisation qui montre bien les lacunes du système Lang, un soviétisme inadapté aux contraintes du marché de l’art, notamment à l’ère de sa numérisation. Comme le faisait remarquer déjà l’universitaire Françoise Benhamou en 2006, qui faisait état des grands chantiers à prévoir pour s’adapter à un secteur en pleine mutation, entre élargissement du champ de la gratuité et l’augmentation drastique du mécénat privé, le ministère de la Culture doit être repensé intégralement s’il ne veut pas être condamné à un rôle de passeur de plats.

Le politique à l’état gazeux

C’est pourquoi Rachida Dati a bien raison de s’afficher entre deux rappeurs de bas étage, elle a compris qu’être ministre de la Culture, c’est d’abord « singer » un fantasme collectif, celui de la culture moderne, sans hiérarchie, où tout fait art – comme on dit que « tout fait sens » – contre les antiennes d’un art hiérarchisé, avec ses canons de beauté obsolètes et ses génies qui empêchent à la médiocrité de tourner en rond.

Comme le faisait remarquer déjà l’universitaire Françoise Benhamou en 2006, qui faisait état des grands chantiers à prévoir pour s’adapter à un secteur en pleine mutation, entre élargissement du champ de la gratuité et l’augmentation drastique du mécénat privé, le ministère de la Culture doit être repensé intégralement s’il ne veut pas être condamné à un rôle de passeur de plats.

Le ministre de la Culture, c’est cette pinata qui vient désormais réceptionner les coups, presque rituellement, dans les cérémonies officielles – lorsqu’il est de droite – et collecter les ovations ou les supplications s’il est de gauche : en d’autres termes, c’est devenu une sorte de thermostat qui indique la tendance et se soumet aux variations de climat. À l’époque de la création du Palais de Tokyo, le philosophe Yves Michaud évoquait déjà un art contemporain qui était une sorte « d’état gazeux » de l’art. À ce titre, le ministère de la Culture est un état gazeux du politique, tout comme ce nouveau lumpenproletariat d’artistes du dimanche qui incarne un contre-pouvoir mou, d’avance dévitalisé par l’assistanat.

Gramscisme partout, culture nulle part

Aujourd’hui, la droite comme la gauche espèrent bien (re)gagner le combat culturel : la gauche se rend compte qu’elle l’a laissée au secteur privé, qu’elle l’a vendue au plus offrant, pour ne garder que la carcasse patrimoniale ; la droite se rend compte qu’elle a perdu sur le terrain des idées alors que les fameux « os à ronger » se sont multipliés comme des petits pains, jusqu’à occulter le reste du paysage médiatico- politique. Et chacun de se renvoyer au visage une récupération du fameux « gramscisme », concept tellement éculé qu’on le retrouve désormais dans la bouche de n’importe quel petit patron de bas étage. D’ailleurs, il faudrait pouvoir différencier, aujourd’hui les « fonctionnaires de la culture » que sont les artistes subventionnés, des vrais intellectuels, peu nombreux, capables de penser à contre- courant tout en « influençant » durablement leur temps.

Art officiel et culture d’État

Pour comprendre cette invention d’une culture officielle soluble dans l’avachissement démocratique des nations, il faudrait d’abord interroger le moment où l’art s’est transformé en culture. Outre l’aspect patrimonial qui entre en jeu et qui est le fruit républicain d’une forme de paralysie de l’histoire, il s’agissait d’intégrer l’art à un agenda politique. C’est pourquoi la gauche a toujours tenu la culture, parce que la gauche est par essence totalisante, qu’elle souhaite de l’État partout, jusque dans nos romans-feuilletons.

Lire aussi : La culture en otage

À partir de quand, d’ailleurs, parle-t-on de culture ? D’où vient ce glissement sémantique qui nous fait accepter la soumission des artistes à l’État ? Non que les artistes de l’Ancien Régime, bien sûr, aient été exempts d’influence : les peintres de la Renaissance ont volontiers louvoyé entre les filets de la censure, entre les caprices de leurs commanditaires et entre les largesses à double tranchant de leurs mécènes. L’art a toujours été le fruit d’une commande. La différence, avec l’Art démocratique, est qu’il ne sert pas les intérêts d’un pouvoir en particulier, mais qu’il met en place les conditions d’un glissement de l’art transcendant à une atmosphère culturelle, tout comme d’une nation on est passé à une simple collectivité. Si la droite préfère laisser la culture à ces intérêts privés, on est en droit d’espérer une formule plus adaptée. Et d’espérer autre chose qu’une Rachida Dati en pleine crise d’acné tardive devant une boucle d’afro-trap.

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