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Victimisme, justice et tribunaux

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Publié le

6 mars 2020

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Jamais peut-être le mot de justice n’a fait l’objet de revendications aussi passionnées qu’à notre époque. C’est que les exigences émotionnelles des individus et des groupes sont devenues des droits de l’homme fondamentaux.

 

 

On le voit avec les questions d’abus sexuels et de pédophilie. Bien sûr, elles sont justifiées dans leur principe, car celui qui se livre à ce genre d’abus doit en rendre compte, d’autant que le sujet est émotionnellement intense, et la blessure souvent profonde. Mais cette résurgence collective est aussi l’occasion de phénomènes irrationnels. Le problème surgit quand on confond le besoin émotionnel avec la justice, et la justice tout court avec la justice des tribunaux – même quand elle fonctionne bien.

 

Cette institution opère en effet de manière précise et normalisée. Elle a catalogué un certain nombre de comportements condamnables, avec les peines afférentes ; elle juge ensuite, en fonction des données disponibles, si tel ou tel accusé les a réellement commises, avec quel degré de responsabilité, sur la base de preuves convaincantes. Il y a en outre des dossiers qu’elle ne peut pas traiter, faute d’information ou de preuves, et elle les fait sortir de son champ après un temps qu’on appelle la prescription. On peut débattre des modalités précises, ou de la mise en œuvre de ces méthodes.

Il faut bien que les peines soient définies avant le crime, que les preuves soient convaincantes, et qu’on ne s’acharne pas indéfiniment.

Mais leur principe est logique. Il faut alors être conscient du fait que même si l’action de cette justice a été irréprochable, le résultat s’avère souvent insatisfaisant en regard d’une norme parfaite de justice. Le code pénal peut être imprécis ou lacunaire ; les preuves pour condamner quelqu’un peuvent être insuffisantes alors qu’il est coupable ; enfin la prescription empêche d’agir si les faits émergent trop tard. Mais d’un autre côté, il faut bien que les peines soient définies avant le crime, que les preuves soient convaincantes, et qu’on ne s’acharne pas indéfiniment.

 

Dans l’atmosphère émotionnelle qui caractérise notre société, la prescription est le point le plus controversé. Elle découle pour faire simple de deux ensembles de raisons. L’un, que les données sont bien moins fiables après un certain délai, y compris les preuves matérielles ou les témoins. Le deuxième, que si rien ne s’est produit en trente ans, les choses se sont stabilisées et il peut y avoir plus de mal à intervenir que de bien, tant pour la société que pour les intéressés.

On considère que le criminel, supposé s’être tenu à carreau pendant 30 ans, mais restant tout ce temps sous le coup d’une condamnation possible, a d’une certaine façon payé une partie de ce qu’il devait.

Pour comprendre ce point, il faut se rappeler pour quelles raisons il y a des tribunaux pénaux : la prévention, pour faire peur aux candidats au crime ; la protection de la société, pour mettre hors d’état de nuire le criminel et si possible l’aider à se remettre sur le bon chemin ; et, de façon moins nette à notre époque, la punition, pour compenser d’une certaine façon le mal qui a été fait. Or au bout de trente ans, il est naturel de considérer que ces motifs tombent largement. En outre, implicitement on considère que le criminel, supposé s’être tenu à carreau pendant 30 ans, mais restant tout ce temps sous le coup d’une condamnation possible, a d’une certaine façon payé une partie de ce qu’il devait. On peut discuter tel ou tel aspect, mais le fait est que la prescription existe à peu près partout, en droit ou en fait.

 

Implicitement, cela revient à admettre que la justice des hommes doit être habitée par une modestie fondamentale. Elle sait qu’elle est utile, mais qu’elle ne peut pas tout faire, qu’il est difficile de savoir après un certain temps, qu’elle peut se tromper, et qu’inévitablement certains crimes restent impunis. Et donc que son rôle n’est pas de viser une situation idéale où tous les torts sont redressés, mais de déployer les moyens qu’elle a pour faire au mieux, tout en connaissant les limites de l’exercice.

 

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Les victimes s’en indignent. On rappelle notamment alors qu’en cas d’abus sexuel sur des enfants, la victime peut mettre des années avant de surmonter le traumatisme et d’agir. Notons cependant qu’en cas de viol de mineur, la prescription est de trente ans après la majorité de la victime, soit jusqu’à 48 ans. Il est clair qu’après un tel délai, soit 40 ans environ après les faits pour un enfant, la mise hors d’état de nuire du coupable ou la prévention n’ont plus beaucoup de sens. Quant à l’examen des faits, il devient particulièrement aléatoire. Reste la punition. Mais à notre époque on est supposé lui préférer la prévention ou la rééducation. Si donc on avance cet argument, le seul sens possible est que c’est pour le bien de la victime. Mais est-ce si sûr ?

 

C’est que nous tombons ici sur une des particularités de l’époque : le victimisme. Le citoyen de l’époque actuelle revendique sans cesse d’être une victime. La victime a remplacé le héros dans le panthéon médiatique. Et qui dit victime, dit revendication de protection et de réparation, qu’on comprend comme un absolu.

Parler de droit met l’accent sur soi, et suppose qu’on vous doit quelque chose ; cultiver l’idée que ses droits ont été bafoués met dans une attitude revendicative.

A cela s’ajoute une autre obsession de l’époque, le culte des droits ; autrefois on parlait plutôt des devoirs, mais subjectivement l’effet est différent. Parler de droit met l’accent sur soi, et suppose qu’on vous doit quelque chose ; cultiver l’idée que ses droits ont été bafoués met dans une attitude revendicative. D’où la multiplication des procédures en tous domaines à notre époque, suivant l’exemple américain. Mais ce n’est a priori pas toujours la meilleure manière de s’orienter vers l’objectif d’un comportement bienveillant, tourné vers la réconciliation avec soi-même, le monde et la société. Il faut certes défendre ses droits, mais savoir aussi raison garder.

 

C’est cette attitude de revendication qui explique l’acharnement des poursuites contre le cardinal Barbarin, alors que la base juridique était très faible. Certes, le crime du prêtre coupable était révoltant, et la faute de ses supérieurs de l’époque indéniable. Mais ces responsables n’étaient plus là ; et on sent bien que la condamnation du coupable ne suffisait pas aux plaignants et à leurs amis. Et donc on s’est lancé sur le cardinal. Ce cas met en évidence un fait qu’il est politiquement incorrect de mentionner, mais réel ; à savoir que le désir de punition porté à l’incandescence peut finir par ressembler à la vengeance, et rappelle la chasse au bouc émissaire au sens de René Girard.

 

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Qu’en déduire ? Que de vraies victimes portent plainte contre les vrais coupables est évidemment juste, et il est souhaitable qu’à l’avenir elles le fassent plus tôt, et courageusement. Cela peut les aider en outre à surmonter le traumatisme. Mais il faut simultanément prendre garde, chez elles et surtout chez leurs amis, à l’emballement de ce sentiment parfois trouble qu’on appelle l’indignation. Qui ignore deux faits fondamentaux. L’un, qu’on a mentionné, est la limitation de la justice des hommes, qui ne peut tout faire. L’autre, plus profond, est qu’on ne trouve en réalité pas paix et équilibre par la punition d’un coupable, même si cela peut aider. Bien sûr, celle-ci est juste et nécessaire, lorsqu’elle est praticable. Mais elle a ses limites ; et surtout, en définitive ce n’est pas vraiment elle qui apporte la paix. La meilleur recette est le pardon ; mais si on ne peut pas, mieux vaut ne pas cultiver l’acharnement. Pour son propre bien.

 

 

Pierre de Lauzun 

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