Les BRICS grandissent. Le club des pays émergents a officiellement doublé le nombre de ses membres le premier janvier de cette année, passant de cinq à dix pays. L’organisation avait d’abord rassemblé à partir de 2009 le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, avant d’inclure l’Afrique du Sud en 2011. C’est dans la nation arc-en-ciel que la décision de l’élargissement actuel a été prise, lors du sommet de Johannesburg fin août dernier. Aux cinq historiques s’ajoutent trois pays du Moyen-Orient, l’Iran, l’Arabie saoudite, et les Émirats
arabes unis, et deux pays africains, l’Égypte et l’Éthiopie. Les BRICS, désormais BRICS+, passent avec cet élargissement du quart à près du tiers du PIB mondial et dépassent désormais la moitié de la population du globe. La force principale de ses nouveaux membres est pétrolière : les BRICS+ produisent désormais plus de 40 % de l’or noir du monde.
Lire aussi : Patricia Chagnon :« La “Stratégie” prévoit en réalité la constitution de
Ces cinq nouveaux membres, qui auraient dû être six avant que l’Argentin Javier Milei tout juste élu n’annule son adhésion pour rester proche des États-Unis, renforcent donc substantivement le poids des émergents face au bloc occidental. L’objectif annoncé depuis le début par les BRICS est en effet de constituer un contrepoids à l’hégémonie de l’Ouest, c’est-à-dire à celle des États-Unis. Pour cela, deux initiatives ont connu jusqu’ici des ébauches. La première est celle de la création d’une banque d’investissement concurrente du FMI et de la Banque mondiale visant à financer des projets ambitieux dans des pays émergents. Les pays des BRICS+ formulent deux reproches principaux au FMI et à la Banque mondiale : déjà celui d’accorder une importance décisionnelle démesurée aux Occidentaux – les États-Unis et les pays de l’Union européenne possèdent à eux seuls 30 % des voix du conseil d’administration du FMI, réparties selon un système complexe. Le second bémol consiste dans le conditionnement des prêts accordés par ces institutions à des réformes structurelles visant à libéraliser les économies en question et à les ouvrir aux capitaux étrangers, des facteurs de déstabilisation sur le long terme selon les BRICS, qui lançaient donc en 2014 leur Nouvelle Banque de développement (NBD). Le deuxième effort concret des BRICS vise à dédollariser l’économie mondiale. 60 % des échanges internationaux sont réalisés en billets verts, ce qui confère par de nombreux biais une puissance considérable aux États-Unis. Les pays des BRICS essaient de régler les transactions effectuées entre eux dans leurs monnaies nationales, et surtout en yuan chinois. Cette tendance s’approfondit depuis la mise en place des sanctions occidentales envers la Russie, qui force cette dernière à s’extraire du système financier mondial.
Le Sud global n’aura pas lieu
Ces sanctions ont été un tournant dans la prise de conscience par l’Occident de l’importance de la contestation de son point de vue. En effet, si elles ont été adoptées assez largement à l’ONU, elles n’ont été mises en œuvre par quasiment personne en dehors des États-Unis et de l’Europe. Ce refus est à la fois une dénonciation implicite du deux poids, deux mesures pratiqué par l’Occident, très prompt à utiliser la rhétorique du droit international pour dénoncer la violence russe mais plus latitudinal en ce qui concerne ses propres abus de pouvoir et ceux de ses alliés – les récents bombardements israéliens sont venus en donner un exemple frappant – et aussi une revendication de souveraineté. Nous sanctionnerons si ça nous chante, pas parce que Washington et Bruxelles nous forcent la main, voilà en substance le discours. L’élargissement des BRICS incarne et couronne cette réticence devant les politiques occidentales.
Ces sanctions ont été un tournant dans la prise de conscience par l’Occident de l’importance de la contestation de son point de vue. En effet, si elles ont été adoptées assez largement à l’ONU, elles n’ont été mises en œuvre par quasiment personne en dehors des États-Unis et de l’Europe.
Faut-il pour autant hurler avec les loups poutinolâtres à l’effacement irrémédiable de l’influence occidentale, contestée d’une seule voix par le reste du monde rassemblé dans un « Sud global », concept délicieusement in chez les analystes ces derniers mois ? Évidemment, la situation appelle une analyse bien plus nuancée. Déjà, les BRICS+ sont loin de constituer un tout cohérent. Leur élargissement a renforcé ce morcellement présent depuis l’origine. L’Inde et la Chine sont deux géants rivaux depuis l’indépendance de New Delhi. Leur conflit frontalier qui pourrit depuis les années 60 incarne cette opposition appelée à s’affirmer à mesure que les deux pays deviendront plus puissants au fil du siècle. Quant à l’hostilité entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite, inutile de l’approfondir ici tant elle est structurante dans le jeu international depuis des décennies. Les Russes et les Chinois entretiennent aussi une relation des plus ambiguës, tissée de mépris et de crainte. On pourrait multiplier les exemples d’inimitiés et de méfiances au sein du groupe.
En fait, les États des BRICS+ sont si différents qu’ils ne se rejoignent que par un facteur négatif, l’opposition à une certaine hégémonie occidentale, et aucun véritable dénominateur commun. Leurs économies, basées sur l’agriculture pour l’Inde, l’exportation de matières premières pour les États pétroliers et la Russie, et celle de produits manufacturés pour la Chine, sont profondément diverses, contrairement à celles des Occidentaux. Leurs objectifs même au sein du groupe sont différents. L’Arabie saoudite ne reniera jamais sa proximité avec les États-Unis, le Brésil et l’Inde se pensent en champion du multi- alignement, cultivant à égale part leurs amitiés à l’Ouest et au Sud, la Russie a un besoin immédiat d’alliés pour survivre et la Chine prépare quant à elle sa propre domination.
Ni Athènes ni Sparte
La présence de la Chine en son sein est d’ailleurs l’incohérence la plus frappante du groupe. Il vit sur la rhétorique de la souveraineté nationale et du refus de la logique des blocs, avec comme référence omniprésente les non-alignés de la guerre froide, la conférence de Bandung. Sauf que la Chine n’appartient pas à aucun bloc ; elle est à la tête du sien, opposé à celui des États-Unis. Le rôle de défenseur des petits a toujours convenu à l’ambitieux second, qui se prépare à renverser le premier défavorisé par sa puissance trop visible.
Sparte a fait la guerre du Péloponnèse en se rêvant comme championne de la liberté des Grecs menacée par la puissance athénienne. Pour tenter – sans succès – d’imposer la même tutelle une fois triomphante.
Lire aussi : Arménie : affaire à saisir !
Il s’agit donc de modérer les louanges de la libération du globe opprimé par l’Oncle Sam grâce à l’axe Moscou- Pékin. Mais pas de rester immobile face à un monde en effet en plein bouleversement. Oui, l’Occident séduit moins que dans les décennies précédentes. Oui, ce recul de l’Ouest est un mouvement profond de l’histoire humaine, qui remonte au moins à l’épuisement de la Première Guerre mondiale. Ici comme ailleurs, de Gaulle, héritier de Maurras, nous avait tout dit. L’Europe souveraine qu’il voulait, dont il a transmis le projet à ses successeurs qui ont cherché tant bien que mal à le réaliser, et Emmanuel Macron est loin d’être son pire héritier, stagne face à l’atlantisme impénitent de notre continent. L’Europe somnole et ne se réveille pas, sort chaque jour davantage de l’histoire pour s’enfoncer dans les bras du protecteur américain. Les BRICS+, avec leurs défauts immenses, nous rappellent au moins que la lutte pour son indépendance est l’état normal d’une nation. La France, toujours à part en Occident, toujours tournée vers le reste du monde, devrait profiter de ce statut spécial pour dialoguer avec un Sud qui veut parler, pour entendre ses exigences légitimes et modérer ses plaintes excessives. Et trouver au passage des alliés précieux dans notre propre quête d’émancipation, et ainsi montrer la voie à la vieille Europe assoupie. Du réveil dépend notre survie.