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Éric Naulleau : « La littérature est en danger »

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Publié le

16 juin 2023

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Éditeur et tireur d’élite, essayiste, chroniqueur et animateur, on ne présente plus Éric Naulleau, qui aura su ne pas perdre sur les plateaux télé le sens des hiérarchies et sa foi en la littérature. C’est justement parce que l’heure est grave et qu’un totalitarisme d’ambiance la menace que l’ancien comparse de Pierre Jourde reprend la plume pour la défendre dans un pamphlet irrésistible, renseigné, mordant : La Faute à Rousseau, où la députée verte devient prétexte au rire jaune. C’est que l’alerte est rouge.
Naulleau

Les noms font signe. De ce point de vue là, Sandrine Rousseau incarne-t-elle le stade terminal du rousseauisme ?

Il y a une homonymie parlante avec l’autre Rousseau qui débute les Confessions en affirmant : « Écartons tous les faits, car ils ne touchent point à la question. » C’est exactement comme ça que procède Sandrine Rousseau. Elle incarne la gauche hors-sol qui défend un système purement intellectuel qui n’aurait pas à répondre de la réalité. Les médias ont une responsabilité écrasante parce qu’ils ont construit ce golem qui parle d’ailleurs, d’où ce délire islamo-wokiste très troublant.

On arrive à un moment du débat national où le terme « islamo-gauchiste » est désormais revendiqué, comme lors du débat à Montreuil entre François Bégaudeau et Houria Bouteldja…

Oui, il y a une radicalisation qui touche même ces milieux qui étaient déjà très radicaux. Bouteldja affirme : « Mélenchon est notre plus belle prise ! ». Quant à Bégaudeau, je l’ai bien connu, puisqu’il était chroniqueur avec moi dans « Ça balance à Paris ! ». Je suis étonné de sa dérive et de son ressentiment d’extrême-gauche. En fait, pour lui, il faut pendre les bourgeois après les avoir éviscérés. C’est presque psychiatrique.


« On attaque la pulsion sexuelle comme on attaque la pulsion créatrice dans la haine du style »


Éric Naulleau

Ce que vous opposez aux néo-féministes, ce n’est pas un archéo-virilisme, mais la littérature…

Oui, bien sûr ! Nous vivons une période de régression formidable : entre le wokisme et la littérature, un seul survivra parce qu’ils sont incompatibles. La littérature est du côté de l’ambiguïté, du trouble, de l’impureté, alors que le wokisme veut la pureté idéologique, non seulement du présent et de l’avenir, mais encore du passé ! 1984 était le titre d’un classique de la littérature, c’est maintenant le symbole de notre époque. Il faut tout réviser, réécrire, ce qui correspond à un processus sans fin, puisque la pureté est impossible et que ses critères évoluent au fil des années. Le wokisme ne sera sans doute pas sensible aux mêmes choses dans dix ans et nous assisterons alors à une réécriture de la réécriture, tout comme cela se passe dans 1984, où les textes sont toujours mouvants. C’est passé dans les mœurs puisque maintenant, aux États-Unis, pour concourir aux Oscar, il faut satisfaire un certain nombre de critères de diversité parmi les acteurs et les actrices, le personnel technique ou les thèmes.

Moi qui me considère comme un type de gauche antitotalitaire, je me retrouve à nouveau face à ce que nous avions combattu dans tous les régimes de l’Est, c’est-à-dire la littérature comme illustration d’une ligne idéologique. Cela devient très préoccupant quand des librairies sont attaquées, ce qui est arrivé à Beigbeder lors des signatures de son dernier livre. Il y a une frontière très mince entre le terrorisme intellectuel et le terrorisme tout court, on est en train de s’en approcher.

À quoi bon une littérature qui ressasse encore ce qui est déjà diffusé en permanence sur les autres canaux médiatiques ?

Eh bien, c’est à la fois étrange et familier, il se trouve que c’est la situation des sociétés totalitaires. Évidemment, ça prend des formes beaucoup moins violentes. Je viens de relire Chalamov, l’un de mes auteurs préférés, et en effet, à l’époque, si vous n’étiez pas dans la ligne, c’était le goulag. Maintenant, c’est la mort sociale : vous n’êtes plus invité et vos livres ne sont plus publiés, vous disparaissez. C’est la mort sans phrase, le jugement n’est jamais prononcé mais il est appliqué. Au moins, du temps de l’URSS, même truqué, il y avait quand même un jugement !

Lire aussi : Michel Houellebecq réplique : le grand entretien (1/4)

Vous écrivez : « Il faut désormais mal bander et écrire mou ». Ce lien entre énergie créatrice et énergie sexuelle est-il en train de devenir incompréhensible ?

Plus généralement, c’est la haine de la vitalité. Dès que vous faites quelque chose, Sandrine Rousseau vous reproche d’alourdir votre bilan carbone. Il ne s’agit évidemment pas de faire l’apologie du viol, mais on attaque la pulsion sexuelle comme on attaque la pulsion créatrice dans la haine du style. Annie Ernaux pour le Nobel, Brigitte Giraud pour le Goncourt : on récompense les anti-stylistes ! Dans le cas d’Ernaux, c’est plutôt voulu, dans celui de Giraud, c’est plus une question d’incapacité, mais quoi qu’il en soit, on attaque le principe vital et le style, c’est la vitalité de l’écriture. En outre, le style est suspect car écrire bien, c’est vertical, et ça implique que d’autres gens écrivent mal.

Que pensez-vous de ces deux essais de gauche de cette année qui se sont enivrés d’amalgames pour dénigrer des écrivains contemporains comme Houellebecq, Camus, Millet, et même Tesson ?

C’est aussi absurde que logique puisque dans ce nouveau totalitarisme dont je vous ai esquissé les contours, on trouve cet autre classique du totalitarisme : la liste noire. On est juste passé du stade artisanal au stade industriel. À l’époque où j’écrivais Au secours Houellebecq revient ! je m’étais basé sur l’examen des textes de Houellebecq pour souligner leur faiblesse et une idéologie qui me semblait un peu moisie, mais moi, je n’ai jamais fait de listes noires ! Maintenant, Tesson peut écrire ce qu’il veut, il est classé parmi les réactionnaires. Il aime Homère, et apparemment, c’est un problème. La littérature ne peut pas survivre à une telle folie idéologique ! C’est ou la littérature ou le wokisme et c’est maintenant que le combat s’engage. Sandrine Rousseau est l’une de ces incarnations contemporaines des commissaires du peuple. Elle nous dit tout le temps comment il faut écrire, penser, bander… De toute façon, les épurateurs d’aujourd’hui seront les épurés de demain.


« Je pense que notre époque a non seulement régressé, mais qu’elle a régressé au-delà des époques où régnait la censure officielle, car la censure officieuse est beaucoup plus efficace »


Éric Naulleau

Des femmes françaises comme Catherine Deneuve ou Élisabeth Lévy avaient défendu le droit de se faire importuner. N’y aurait-il pas malgré tout un genre de résistance française au puritanisme woke ?

J’ai eu cette illusion d’une exception française puisque nous n’en sommes pas encore, en effet, au niveau de l’Angleterre ou des États-Unis, du Canada, mais c’est en train de craquer ! Regardez le changement de traitement qu’a subi une icône comme Woody Allen contre laquelle il n’existe ni charge, ni enquête, ni mise en examen. Je suis un fan, j’ai lu sa biographie et l’explication qu’il donne de l’affaire est très convaincante, mais les gens s’en foutent ! Il y a le noyau dur et puis, dans ce milieu intermédiaire des acteurs, des actrices, des gens de la culture, il faut absolument donner des gages de respectabilité afin de dissimuler qu’en dépit du fait qu’on se prétend proche du peuple, on vit à des années-lumière de sa réalité. Il y a d’ailleurs toute une partie de la France qui est complètement déconnectée du wokisme, mais la superstructure médiatique, elle, vous martèle sa propagande toute la journée.

Avec les affaires Camus, Dantec, puis Millet, on a l’impression que, depuis vingt ans, on assiste à une suite d’exécutions publiques sans procès. Sommes-nous passés à un régime accéléré du phénomène ?

L’exception est devenue la règle. Auparavant, il y avait la liberté d’expression, et si nous n’étions pas d’accord, on pouvait le dire, publier une tribune ou un article. Mais avec l’affaire Millet, on s’est retrouvés avec une pétition : il fallait le virer ! Ce n’était plus le débat d’idées qui comptait mais l’élimination de l’adversaire, son invisibilisation. C’est une ambiance très délétère, et aujourd’hui, on s’approche du point où il n’y aura même plus besoin de censure parce que l’autocensure sera la règle.

Lire aussi : Annie Ernaux ou l’apothéose de la prof de Lettres

Vous évoquez justement les nouvelles dimensions de cette censure.

C’est un des changements capitaux : autrefois, la censure était verticale, c’était une censure d’État. Dans le procès contre Flaubert et Baudelaire, on affirme : « Messieurs, ce que vous écrivez est immoral et au nom de la puissance publique je demande à ce que votre livre soit interdit et que vous soyez puni. » Ça se passait dans des pays démocratiques et c’était au nom de l’État. On est passé de la censure verticale à la censure horizontale : maintenant, ce sont d’autres écrivains qui vous dénoncent. Ernaux a lancé la mode avec Richard Millet en 2012 et, c’est assez curieux, mais elle est depuis devenue l’idole du wokisme et de Mélenchon (avec cette circonstance aggravante que Mélenchon n’a sans doute jamais lu un livre d’Annie Ernaux, vu comme il en parle de manière vague). Toujours est-il que maintenant, ce sont vos pairs qui vous censurent, la dénonciation valant condamnation, comme dans les régimes totalitaires. Je pense que notre époque a non seulement régressé, mais qu’elle a régressé au-delà des époques où régnait la censure officielle, car la censure officieuse est beaucoup plus efficace

On retrouve dans votre pamphlet les accents de vos livres polémiques écrits avec Pierre Jourde au début des années 2000. Est-ce un retour à vos premiers combats ?

Vous savez que j’aime beaucoup les chats, eh bien quand un animal s’en prend à un chaton, vous voyez débouler la mère, et alors la mère met une branlée à l’agresseur, quel qu’il soit ! Mon chaton à moi, c’est la littérature. Les wokistes, les islamo-gauchistes et Sandrine Rousseau sont en train de s’en prendre à mon chaton, je sors les griffes. Aujourd’hui, par rapport au temps de Petit déjeuner chez Tyrannie, le niveau de violence a augmenté. Je ne compte pas m’en tenir à cela.


« Il ne faut pas non plus mésestimer la haine de la grandeur : la grandeur offense beaucoup de gens, parce qu’elle est rare »


Éric Naulleau

Vous lancez justement une collection pamphlétaire chez Léo Scheer, non ?

Absolument. Le premier volume sera d’ailleurs un texte de Pierre Jourde, c’est donc une reconstitution de ligue dissoute ! Je crois qu’il faut entrer dans la castagne car ça va vraiment trop loin tant au niveau quantitatif que qualitatif parce que ce sont d’autres acteurs qui sont entrés dans la danse : des acteurs, des artistes, des intellectuels qui collaborent à ce système pour essayer d’en tirer des avantages. Je suis pour la défense de la liberté, je me sens encore
plus libre qu’avant, d’ailleurs…

Pourquoi ?

J’ai eu 62 ans récemment. Il y a peu d’avantages au vieillissement, mais peut-être que l’un d’eux, c’est une liberté accrue et d’être plus sensible à l’essentiel, or pour moi, l’essentiel, c’est la littérature, et elle est en danger. Beaucoup de gens veulent la tuer.

Les gens qui signent la pétition d’Ernaux ou ceux qui manifestent contre l’exposition de Vivès à Angoulême sont des troisièmes couteaux qui se liguent contre des vedettes. Le ressentiment ne s’ajoute-t-il pas à l’idéologie ?

L’être humain est complexe et dans toutes les motivations idéologiques, il y a des motivations personnelles. C’était le cas de la délation aussi sous l’Occupation ou en Union soviétique. Il ne faut pas non plus mésestimer la haine de la grandeur : la grandeur offense beaucoup de gens, parce qu’elle est rare. Les gens préfèrent couper des têtes. Les dessins problématiques de Bastien Vivès, entre nous, je m’en passerais très bien. Simplement, je ne vois pas l’intérêt d’aligner 500 noms de personnes inconnues alors qu’il est défendu par Enki Bilal : on voit bien de quel côté la qualité penche. Simplement, la meute s’attache aussi aux basques de Vivès parce qu’il est plus connu et qu’il a plus de talent qu’eux. Ces motivations, ça vaut la peine d’essayer de les démêler. Pour l’instant, la gauche que je représente est très minoritaire, le lecteur que je suis est minoritaire, j’ai l’habitude, mais enfin je ne vais pas déclarer que le roman de Brigitte Giraud est un chef-d’œuvre de la littérature mondiale alors que ça ne vaut pas un clou et qu’on lui a donné le Goncourt pour des raisons paralittéraires. Je pense d’ailleurs que le wokisme a malheureusement de beaux jours devant lui, car les lecteurs qui auraient développé des anticorps seront de moins en moins nombreux, mais je serai mort avant de voir le résultat final !

Lire aussi : Éditorial culture de Romaric Sangars : Retour au rez-de-chaussée

Vous avez souvent chargé en compagnie d’un acolyte : Jourde à la fin des années 90, Zemmour chez Ruquier dix ans plus tard. Opposez-vous l’amitié à l’esprit de meute ?

Certainement, l’amitié et les duos, ça compte beaucoup pour moi, sans doute parce que j’ai été biberonné à Starsky & Hutch, à Brett Sinclair & Danny Wilde, Artemus Gordon & James West. Visiblement, la bonne combinaison, c’est un goy et un juif, comme Zemmour et moi le prouvons encore ! Ça me vient aussi du foot : le mec qui porte le même maillot que vous, vous pouvez mourir pour lui, c’est une forme de solidarité inconditionnelle.


NAULLEAU EN HUIT DATES

1961 : Naissance à Baden-Baden.
1993 : Naulleau crée l’association L’Esprit des péninsules, qui deviendra sa maison d’édition et où il publiera beaucoup d’excellents écrivains plus ou moins balkaniques.
2004 : Il publie avec Pierre Jourde Le Jourde et Naulleau, un manuel parodique d’histoire littéraire dézinguant les fausses valeurs de l’époque et la corruption endémique du milieu littéraire. Un vrai pavé dans la mare.
2007 : Naulleau remplace Michel Polac dans « On n’est pas couché » où il formera avec Éric Zemmour un duo de polémistes redoutables qui marquera les esprits et l’histoire des ondes hertziennes.
2010 : Il remplace Pierre Lescure à la tête de « Ça balance à Paris! » sur Paris Première, rendez-vous chic et insolent du câble.
2018 : Naulleau intègre l’équipe de chroniqueurs de « Balance ton post ! », la célèbre émission de Cyril Hanouna. Ça balance toujours, donc, mais dans une version plus poujadiste.
2022 : Après un dialogue conflictuel avec Soral en 2013, Naulleau forme un binôme avec l’inénarrable Michel Onfray pour La Gauche réfractaire (Bouquins), afin de défendre une gauche vintage devenue insupportable à la nouvelle gauche.
2023 : Naulleau remet les gants de boxe qu’il ne quitte jamais, depuis trente ans, que pour les porter autour du cou, avec une nouvelle cible, Sandrine Rousseau, mais le même enjeu qu’à ses débuts : l’état de la littérature. Toujours aussi combatif et efficace.


LA FAUTE À ROUSSEAU, ÉRIC NAULLEAU,
Léo Scheer, 144 p., 17 €

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