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[Reportage] Reims, quartier Croix-Rouge : une autre souveraineté

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Publié le

9 novembre 2022

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Les banlieues parisiennes ou les quartiers nord de Marseille servent souvent d’exemple pour illustrer le fait qu’existent des enclaves où les lois de la République n’ont plus cours. C’est oublier qu’en province aussi, des pans entiers de communes s’affranchissent des règles, au grand dam de certains habitants qui voudraient vivre en paix. La preuve par l’exemple à Reims, où résident quelque 20 000 âmes dans le quartier Croix-Rouge.
reims

Mi-septembre 2020, le déjà ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin s’offrait une petite balade à Reims (Marne), avenue Léon-Blum, l’une des artères principales d’un quartier « sensible », comme le veut l’expression. Il était accompagné du maire, Arnaud Robinet, d’une dizaine de policiers, de quinze voitures, et de chiens dressés pour détecter la drogue et les armes. L’ancien maire de Tourcoing y a revendiqué son soutien aux forces de l’ordre qui y luttaient contre les stupéfiants. Il a aussi dit vouloir illustrer « une présence policière partout sur le territoire ». « Partout ». Comme une façon d’admettre que dans cette partie de la ville, la question de la présence de l’État se pose. Le quartier a d’ailleurs été ajouté au dispositif des « quartiers de reconquête républicaine » dans la même journée.

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Moins d’un an plus tard, en mars 2021, le locataire de la place Beauvau a été obligé de revenir. Le photographe d’un quotidien local s’était fait passer à tabac à 700 mètres du lieu de sa précédente visite. La victime est d’ailleurs l’un de ceux qui avaient documenté la visite du ministre. Son agression a eu lieu alors qu’un affrontement imminent s’annonçait. Des voyous aux mouvements suspects se promenaient, cagoulés. C’est alors qu’un « jeune », comme le veut, là-aussi, l’expression consacrée, a couru vers lui, accompagné de treize autres délinquants. L’agresseur principal, aujourd’hui condamné, a cogné le photo-journaliste avant qu’il puisse fuir. Les coups se sont enchaînés sur le reporter de 65 ans. Frappé à la tête alors qu’il était au sol, matraqué au moyen de son imposant appareil photo professionnel : l’homme s’est retrouvé hospitalisé et placé en coma artificiel avec un sévère traumatisme crânien.

La résidence de Saïd Kouachi avant Charlie Hebdo

L’auteur des coups, un ressortissant algérien de 22 ans, au déjà lourd passé judiciaire, est un ex-résident de la Seine-Saint-Denis. Arrivé trois ans auparavant, il fait partie de ceux qui ont quitté Paris et ses banlieues pour la cité des sacres et ses environs. C’est aussi le cas du parisien Saïd, l’un des tristement célèbres frères Kouachi, dont la dernière résidence connue est dans ce même quartier. C’est d’ailleurs un secret de Polichinelle pour beaucoup de locaux, et une politique encouragée par la ville. Croix-Rouge, et d’autres parties de Reims et ses villages alentour, servent de vases communicants pour désengorger la capitale et ses banlieues désormais surpeuplées.

Sur certains murs, l’économie parallèle des marchands de drogue s’affiche sans complexe

Une nouvelle excursion avenue Léon-Blum peut d’ailleurs surprendre, en ce mois d’octobre. À l’image de ce quinquagénaire maghrébin, assis seul dans des vêtements sales devant un Carrefour Market. Il n’a pas l’air en possession de tous ses moyens, et hurle « Allah akbar » de façon frénétique. En face, huit ou neuf adolescents, tous d’origine d’Afrique du nord ou subsaharienne, tiennent les murs devant le Crédit Agricole. Ils portent tous des survêtements (le FC Barcelone a la cote), et certains des bonnets, ou des cache-nez noirs qui dissimulent une partie de leur visage. Comme un uniforme du potentiel revendeur de shit. C’est ce qu’on appelle dans les quartiers un « four », où les acheteurs de cannabis peuvent facilement suivre l’un des dealers vers un endroit plus discret. N’espérez pas donc pas trop de confidentialité au distributeur de billets, sauf à demander bien gentiment à l’un de ces braves commerçants de se décaler. La police, si elle fait parfois des descentes, ne s’attarde que peu entre les barres d’immeubles, où elle peut être la cible de projectiles et autres tirs de mortiers.

L’un des « fours » cités dans l’enquête, et ses vitres cassées. (© Damien Yprec pour L’Incorrect)

En suivant la ligne de tramway, sur l’avenue Bonaparte, on longe les snacks, tous halal. Au niveau de la boucherie, un « four » plus impressionnant encore se tient dans un immeuble près du magasin Spar. On a du mal à croire que le bâtiment puisse encore être habité : les vitres du rez-de-chaussée ont toutes été cassées par les trafiquants, qui sont cette fois une dizaine à guetter et traîner, en face du tas de gravats d’un immeuble détruit. À quelques rues de là, un mineur de 17 ans d’origine tchétchène perdait la vie en août 2018, touché par plusieurs coups de feu. Et c’est dans ces mêmes environs que résidait Saïd Kouachi avant son attentat, tout près de la boulangerie.

Trafic de drogue et patrouilleur

Suite du périple le long de la rue Pierre Taittinger, à environ 750 mètres à pied. La fermeture, en juin 2015, du supermarché Match, avait laissé vacant un local de 2 500 m². Les riverains n’ont désormais plus qu’une supérette pour faire leurs courses. Et à la place du Match se trouve une salle de sport Basic Fit. Elle est la seule de la ville à être séparée en deux parties : comprenez que l’une est réservée aux femmes, euphémisée par l’entreprise en « Ladies only ». De là à y voir un cadeau aux partisans de la supposée pudeur islamique, il n’y a qu’un pas. En face, entre des immeubles en cours de déconstruction, et plus loin dans la même rue, on retrouve une fois encore des « fours ». Sur certains murs, l’économie parallèle des marchands de drogue s’affiche sans complexe. On y apprend donc le prix (dégressif selon la quantité achetée), et même les horaires où les clients peuvent se procurer leur barrette, de 10 h le matin à 22 h le soir. Quant à la cocaïne et autres drogues synthétiques comme la MDMA, un consommateur nous indique de passer par l’application Snapchat. Mais l’endroit pour récupérer la substance reste le même. Certains des dealers – on croit rêver – se permettent même de siffler et d’invectiver bruyamment le peu de voitures de polices qui passent. Et la nuit tombée, des grands gaillards d’origine africaine, mandatés par les bailleurs sociaux, patrouillent en vestes rouges avec des molosses.

La nuit tombée, des grands gaillards d’origine africaine, mandatés par les bailleurs sociaux, patrouillent en vestes rouges avec des molosses

Les différentes communautés sont plus visibles dans cette partie du quartier. Une habitante d’une cinquantaine d’années, qui préfère rester anonyme, regrette la fin des années 1980. « Les gens se fréquentaient sans tenir compte de l’origine de l’un ou de l’autre », se souvient-elle. D’autres, plus âgés, évoquent même une période bénie (les années 1960-1970) où tout se passait bien, en plus de pouvoir profiter du confort, alors moderne, des logements. Un sentiment qu’on retrouve même chez certains plus jeunes, nostalgiques, eux, des années 90, voire 2000. En septembre 2014, deux collégiennes (l’une d’origine béninoise, l’autre d’origine tchétchène) s’étaient chamaillées, occasionnant une bagarre générale entre leurs communautés. Les choses se sont envenimées dans les deux jours suivants, se terminant par un guet-apens lors d’une soirée de la MJC locale. Aux cris – moins anecdotiques que ceux du marginal de l’avenue Léon- Blum – d’« Allah Akbar », une vingtaine de jeunes tchétchènes s’en étaient pris aux noirs présents sur place. Ils étaient armés de branches et de battes de base-ball. Le seul qui portera plainte, malgré la peur des représailles, est un étudiant béninois alors âgé de 19 ans. Il s’en est sorti avec une fracture de la main gauche… Et un œil crevé.

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Dernière étape, le parc Saint-John-Perse, que l’on rejoint en passant devant des amphithéâtres de la faculté de droit et lettres, qui ressemblent à des coquilles Saint-Jacques. Non loin de là, l’école de commerce NEOMA, qui se taille plutôt une bonne réputation. Près de ces deux lieux d’éducation, un peu de verdure pour les habitants du quartier. Mais, au moins depuis 2016, des demandeurs d’asile, albanais, d’Europe centrale ou de l’est, campent dedans, avec femmes et enfants. Le camp est présent au moins depuis 2016, avec au moins une vingtaine de personnes, un chiffre qui fluctue selon les sources et selon les périodes. Des associations les aident à trouver de quoi subsister, notamment via des appels aux dons sur les réseaux sociaux. Récemment, nous explique un habitant du quartier, les réfugiés se sont fait déplacer du fond du parc, où ils avaient leurs habitudes. Une façon d’éviter certaines nuisances pour les usagers et riverains, comme ces papiers toilettes souillés parfois jetés à même le sol. Mais aussi un bien pour un mal, puisque leurs toiles de tentes Quechua se retrouvent aujourd’hui à quelques pas des jeux pour enfants. Une cohabitation insolite entre clandestins, et mères de famille avec enfants et poussette. La sortie de cette situation migratoire locale paraît incertaine, la mairie et l’État se renvoyant la balle depuis 2018. Peut-être l’occasion d’une troisième visite de Gérald Darmanin ?

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