5 – Bouvines
Bon, Bouvines, c’est la totale. Salade, tomates, oignon, et puis tu me rajoutes une petite olive pour la forme. Une bataille où la France en armure brillante humilie à la fois le Godon et le Chleuh, c’est vrai que ça nous fait des petits frissons quelque part, non, ne nions pas. Contexte : quand Philippe Auguste monte sur le trône en 1180, tout l’ouest notre pays est sous domination anglaise, alors que le domaine royal capétien se réduit à une grosse Île-de-France. Pas terrible. Comme Philippe a une sacrée tendance à la bagarre, d’ailleurs il était très turbulent dès la moyenne section, il se met en tête de tout récupérer. Une trentaine d’année plus tard, c’est presque chose faite. Le Maine, l’Anjou, tout le bassin de la Loire, la Normandie et la Bretagne sont récupérés. Ne reste plus que l’Aquitaine au roi d’Angleterre, le vilain (mais bien nommé) Jean sans Terre. En 1214, le sale mec décide qu’il en a marre de se faire grignoter. Avec le courage légendaire de l’Anglais, il monte une coalition européenne pour foutre sa pâtée au Capétien.
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C’est là que l’Allemand entre en jeu. L’empereur du Saint-Empire est à l’époque un usurpateur du nom d’Otton IV. Désireux d’asseoir sa légitimité et de rafler des terres à l’est du royaume de France, il s’allie à l’Anglais et fournit le gros des troupes qui se rassemblent dans les Flandres pour envahir notre bonne terre. En face, Philippe Auguste a sorti la compo des grands jours : oriflamme de Saint-Denis en pointe, milices communales au centre, chevalerie bien bodybuildée sur les ailes, on joue clairement la gagne malgré l’infériorité numérique. Les Français sont probablement sept mille, les Anglo-allemands une dizaine de milliers. La confrontation a lieu le dimanche 26 juillet, 1214 donc. Les Allemands comptent en gros sur leur solide infanterie, soutenue par les archers anglais, et la France sur la fougue déjà légendaire de ses chevaliers. La bataille est d’abord indécise, les Français emportent les ailes mais sont enfoncés au centre, jusqu’à ce que Philippe Auguste soit personnellement menacé. Quand ils voient leur monarque en danger, les seigneurs français redoublent d’ardeur, finissent par balayer le centre allemand. Dans les carrés d’infanterie germains, les soldats en retraite trébuchent sur les morts et blessés, ce qui crée un mouvement de panique et bientôt une débandade générale. À la fin de journée, Philippe est maître du terrain, et de l’Europe. Jean sans Terre perd la majeure partie de l’Aquitaine et se voit imposer par ses barons la Magna Carta, sorte de proto-constitution qui réduit drastiquement ses pouvoirs. Otton IV, qui n’a pour ainsi dire plus d’armée, est contraint à l’abdication et un empereur soutenu par la France, Frédéric II, monte sur le trône. La France est pour cent ans, jusqu’à la guerre du même nom, la première puissance mondiale.
4 – Seconde bataille de la Marne
Le tournant de la Première Guerre mondiale ! C’est drôle, quand on parle de ce conflit, on évoque la Marne et Verdun, la Somme et le Chemin des Dames, autant de batailles défensives ou de massacres inutiles, mais on ne parle jamais du moment où on a mis définitivement leur déculottée aux Boches. Comme si elle s’était gagnée toute seule, cette foutue guerre. Ou grâce à une sorte d’aide magique des Américains. Or les Américains, avec leurs 100 000 morts, représentent 2 % des pertes alliées du conflit. La France, pas moins que le quart, avec 1,4 millions. Donc l’impact militaire des Américains sur la guerre, bon, c’est aimable quoi. Non, il y a eu des batailles, des vraies batailles en 1918 où l’armée allemande, sûrement la plus surestimée de l’histoire, a été battue parce qu’elle est tombée sur meilleure qu’elle.
En 1918, l’Empire allemand se trouve dans une situation paradoxale. À l’Est, la paix est signée, ce qui permet de rapatrier les hommes par millions sur le front occidental. Par ailleurs, l’empressement de la Russie soviétique à se débarrasser de la guerre lui a fait céder d’immenses territoires, notamment les plaines fertiles d’Ukraine. Cependant, le blocus maritime imposé par les Alliés frappe violemment la population et l’économie du pays, et, pour nuancer ce qui a été écrit plus haut, l’arrivée massive de troupes américaines, même si elle n’est pas efficace immédiatement, finira forcément par faire pencher la balance du côté allié. Le Reich doit donc attaquer vite s’il veut la victoire. Ludendorff, chef de l’armée allemande et véritable maître du pays, décide d’une offensive massive pour le printemps. Le 21 mars, les troupes de choc germaniques s’élancent en Picardie. Au début, contre toute attente, le front est brisé ! L’Allemagne réussit là où tout le monde échoue depuis la fin de l’année 1914, elle rompt la guerre de position des tranchées, et avance de 50 kilomètres dans certains secteurs. Finalement, la situation est rétablie par les Alliés, difficilement. Mais l’Allemagne garde l’initiative, lance encore plusieurs offensives où, si elle ne brise pas la résistance ennemie, elle avance, jusqu’à pouvoir bombarder la capitale française avec les Pariskannonen (et non pas la Grosse Bertha). En juillet, Ludendorff, qui sait que le temps joue contre lui, jette toutes ses forces dans une dernière attaque qu’il veut décisive. Il donne d’ailleurs le nom de Friedensturm, assaut de la paix, à cette cette offensive.
La France fait déjà la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne juste la version la plus perfectionnée d’un machin du XIXe
Nous sommes le 15 juillet, dans la région de Reims. Au début, une nouvelle fois, les uniformes vert-de-gris progressent. Mais cette fois-ci, la contre-attaque est impitoyable. Le 18, 500 chars FT-17 français sortent de la forêt de Villers-Cotterêts. Pour la première fois, l’arme blindée est utilisée massivement, et soutenue par l’aviation. L’Allemagne n’a jamais cru à cette bizarre innovation technologique, trop lourde et lente. Mais les chars français sont rapides et maniables. Ils sèment la terreur dans les troupes allemandes, totalement prises au dépourvu. La France fait déjà la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne juste la version la plus perfectionnée d’un machin du XIXe. 1-0 pour la France (bien aidée par les Britanniques et les Canadiens, il faut le reconnaître). À partir de là, les soldats allemands ne feront que reculer. Grâce à la combinaison des chars et des avions, l’offensive a repris le dessus après quatre ans de massacres pour une centaine de mètres. Leur armée a subi une défaite intellectuelle, comme la France en 1870 et en 1940 d’ailleurs, incapable de comprendre les tournants de la guerre moderne. À l’heure où sonne l’armistice, le monde entier reconnaît que la France émerge de la guerre avec la meilleure armée du monde, et d’assez loin. Nous avions vingt ans pour gâcher ça.
3 – Tannenberg
Né en Terre Sainte, l’ordre des chevaliers teutoniques s’implante au début du XIIIe siècle dans la région balte pour y évangéliser les peuples païens qui y pullulent encore. Enfin évangéliser, on se comprend. Le Teuton, il distribue plus volontairement les coups de masse d’arme que les missels. Bref, les croisades se multiplient, et la dimension missionnaire s’efface de plus en plus derrière l’ambition politique. À force de campagnes restées dans l’histoire pour leur violence, les chevaliers teutoniques se taillent progressivement un État qui recouvre tout le pourtour de la Baltique. Bientôt ne résiste plus que le grand-duché de Lituanie, par ailleurs dernière puissance païenne d’Europe. À la fin du XIVe siècle, face à l’appétit teutonique, le grand-duc de Lituanie, Ladislas, épouse la reine de Pologne Hedwige pour fondre leurs deux États dans une union personnelle. Il se convertit au passage au christianisme, puisque résister aux Chleuhs vaut bien une messe. Sans surprise, le Teuton moyen n’est pas très chaud, surtout que la conversion de Ladislas devenu Ladislas II de Pologne supprime la justification officielle de la conquête de la Lituanie, envers la papauté surtout. En 1409, le grand-maître de l’ordre Erich von Jungingen déclare la guerre à la Pologne-Lituanie. Alors qu’il s’attend à ce que ses adversaires se contentent d’une posture défensive, ils rassemblent bientôt toutes leurs forces dans une immense colonne qui marche droit sur Marienbourg, la capitale teutonique.
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Cette audace force le Teutonique à livrer bataille. La rencontre a lieu le 15 juillet 1410. Elle commence par une attaque massive de la cavalerie lituanienne. Sans que l’on sache si c’est par ruse ou sous le coup d’un échec, les Lituaniens se replient. Sans plus s’occuper d’eux, Jungingen lance alors toutes ses forces sur les Polonais, qui ploient, à tel point qu’un chevalier teutonique se trouve à proximité de Ladislas et le charge. Seulement, c’est à ce moment que les Lituaniens fondent sur les arrières teutoniques. Les chevaliers de Jungingen sont encerclés, et périssent par milliers. Lui-même trouve la mort au combat, ainsi que la plupart de la haute hiérarchie de l’ordre. Ceux qui parviennent à se dégager le font dans le plus grand désordre, et ne représentent plus aucune menace sérieuse. Une des armées les plus renommées d’Europe vient pour ainsi dire de disparaître en quelques heures. Si la paix qui suit préserve l’existence de l’État des chevaliers, le coût exorbitant des indemnités de guerre ainsi que la perte de toute l’élite de l’ordre lui portent un coup dont il ne se relèvera jamais vraiment. Pour quelques siècles, l’expansion germanique à l’Est est matée.
2 – Iéna-Auerstaedt
On a déjà beaucoup parlé de cette bataille, de cette humiliation sans précédent. Après Austerlitz, Napoléon profite de la débâcle autrichienne pour dissoudre le Saint-Empire et réorganiser l’Allemagne en une Confédération du Rhin sous quasi-protectorat français. La Prusse, qui conteste depuis un siècle avec un succès grandissant la domination sur l’Allemagne à l’Autriche, n’entend pas être coiffée sur le poteau par la France. Alors qu’elle était jusque là la moins défavorable des grandes puissances européennes à la nation révolutionnaire, son roi lui déclare la guerre à l’été 1806.
Cette Prusse qui avait battu toutes les armées d’Europe cinquante ans auparavant sous le règne de Frédéric II, est balayée comme rien par le génie stratégique de l’empereur et la qualité et l’élan de ses soldats
Il le regrette vite. Napoléon quitte Saint-Cloud avec son armée le 25 septembre et entre à Berlin le 27 octobre. Oui, mais à l’époque, y avait ni le Thalys ni TGV max. On rappelle qu’il y a mille bornes presque au kilomètre près entre les deux capitales. À pied, puisqu’il paraît qu’on se déplaçait comme ça à l’époque, on met en gros un mois pour ce trajet, au rythme plus qu’honorable de trente bornes par jour. Tiens, pile la durée de la campagne. Comme si la présence d’une armée en face de la nôtre ne l’avait pas ralentie le moins du monde. Voilà, l’armée prussienne a été si insignifiante que cette guerre s’est littéralement résumée à une promenade. Excellent. Inutile d’entrer dans les détails, mais en gros l’affaire s’est réglée par une double bataille en Saxe, État au sud de la Prusse et alors alliée à elle, le 14 octobre 1806. Les batailles d’Iéna et d’Auerstaedt, remportées respectivement par Napoléon et Davout. Si la deuxième fut peut-être encore plus importante que la première, l’empereur s’est évidemment arrangé pour que ne retienne que la sienne. En infériorité numérique, en tout 70 000 contre 100 000, les Français auront cinq fois moins de pertes (7 000 contre 35 000). La terrible Prusse, « pas un État qui possède une armée mais une armée qui possède un État » selon le célèbre mot de Mirabeau, cette Prusse qui avait battu toutes les armées d’Europe cinquante ans auparavant sous le règne de Frédéric II, est balayée comme rien par le génie stratégique de l’empereur et la qualité et l’élan de ses soldats. Après ça, ce dernier est sans pitié. La Prusse est amputée de la moitié de son territoire et de cinq millions d’habitants, quasiment renvoyée aux dimensions de petit royaume allemand parmi d’autres qu’elle était au début du siècle précédent. L’Allemagne y a gagné l’humiliation cuisante qui nourrira jusqu’en 1945 son nationalisme aveugle, sans doute le plus destructeur de l’histoire humaine.
1 – Opération Bagration
Il est dommage que cette gigantesque bataille ait été reléguée aux oubliettes de la conscience occidentale du fait de sa quasi-concordance avec le débarquement en Normandie. Car cette fantastique offensive russe a été, en termes de moyens, de pertes et de territoires conquis, la plus grande opération terrestre de la Seconde Guerre mondiale. Elle est d’ailleurs le nom qui revient le plus souvent chez les historiens à l’heure de désigner la plus rude défaite de l’histoire allemande. Pour le IIIe Reich, 300 000 tués, et le même nombre de blessés et de prisonniers. À peu près 600 000 hommes perdus en deux mois donc. 600 000 hommes, soit à peu près l’intégralité du groupe d’armée Centre, qui regroupe cinq armées allemandes, le plus puissant des trois groupes d’armée allemands engagés sur le front de l’Est, donc le plus puissant groupe d’armée allemand tout court (le front de l’Est est de loin le plus important du conflit ; près des trois quarts des pertes allemandes ont été causées par les troupes de l’URSS). Toute la Biélorussie perdue. Une catastrophe sans précédent, qui scelle définitivement le sort du IIIe Reich, qui, s’il ne pouvait plus mener d’offensive d’envergure sur ce front depuis les batailles de Stalingrad et Koursk, s’était solidement retranché fin 1943 sur la ligne Panther-Wotan, sorte d’immense ligne Maginot, et comptait bien s’accrocher longtemps à ses conquêtes à l’Est.
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Au printemps 1944, le cœur du front oriental se trouve en Biélorussie. Cette zone contrôle l’accès à la Pologne, donc à la Prusse orientale, donc à Berlin. Le groupe d’armée Centre, dernière force allemande complète et capable de mener des opérations d’envergure, tient le bastion. Le pays devient un véritable camp retranché. Chaque ville, chaque bois et chaque rivière sont renforcés, fortifiés. Pourtant, par un habile jeu de désinformation, les Russes font croire que leur offensive d’été aura lieu plus au sud, en Ukraine, et beaucoup de blindés allemands y sont transférés. C’est raté, car c’est bien sur la Biélorussie, qui forme un saillant dans front russe, que convergent deux pinces, l’une lancée depuis le nord, l’autre depuis le sud, le matin du 22 juin 1944, troisième anniversaire de l’opération Barbarossa. Plus de deux millions d’attaquants. En quelques jours, les troupes allemandes reculent de plusieurs centaines de kilomètres, quand elles peuvent reculer. Car la plupart du temps elles sont encerclées et totalement détruites. Minsk tombe le 4 juillet, et l’intégralité de la quatrième armée allemande avec elle. Minsk était la première ville d’envergure à être tombée dans les mains allemandes lors de Barbarossa, avec le même parfum de débandade, mais inversé. L’offensive se poursuit encore tout l’été, ne sera véritablement arrêtée que dans les faubourgs de Varsovie en août/septembre. Le mal était déjà fait. La Wehrmacht n’existe plus en tant qu’armée capable d’efficacité dans une guerre mondiale. Elle n’offrira plus que des barouds d’honneur dérisoires avant la capitulation au printemps suivant.
Loin du lieu commun de la submersion par les hordes soviétiques, construit en partie par l’Allemagne nazie, c’est bien la supériorité technologique et stratégique des Russes qui explique le succès de l’opération Bagration. L’URSS a de meilleurs avions en plus grand nombre, et une doctrine, celle des « opérations en profondeur », qui prend bien mieux en compte les données de la guerre moderne que les Allemands. Depuis l’échec du Blitzkrieg, impossible à mettre en œuvre sur un terrain aussi vaste que celui de la Russie, ces derniers n’ont jamais pu élaborer une stratégie payante pour gagner la guerre. Encore une fois, comme la plupart des défaites, celle de l’Allemagne en 1944-45 est surtout intellectuelle.