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Loup Viallet : « Poutine sacrifie l’économie russe pour réaliser ses buts de guerre »

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Publié le

8 juillet 2022

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Utiles ou pas, les sanctions internationales prises à l’encontre de la Russie ? Pour Loup Viallet, spécialiste en économie politique et en géopolitique, la réponse est clairement positive : la santé économique de la Russie est plus précaire que jamais.
Poutine

Il y a un an, un dollar valait 72 roubles. Début mars, au début de la guerre, il fallait plus de cent roubles pour atteindre un dollar. Aujourd’hui, seulement 52 roubles suffisent à atteindre ce niveau. Comment expliquer cette évolution ?

L’invasion de l’Ukraine a entraîné le rouble sur des montagnes russes, le conduisant au point où son taux de change actuel ne reflète plus du tout son pouvoir d’achat réel. Tandis que le dollar est redevenu une valeur refuge dans les portefeuilles d’actifs et les réserves des banques centrales, le rouble a perdu toute sa crédibilité.

Dans un premier temps, la devise russe s’est dépréciée, perdant quasiment la moitié de sa valeur sous l’effet conjugué de l’exclusion des plus grandes banques russes du réseau SWIFT, du gel des actifs étrangers de la Banque centrale russe et du blocage des avoirs de certains oligarques proches du Kremlin. Puis, une série de décisions ont contribué à faire grimper le rouble et à fournir de (faux) arguments à ceux qui interprétaient ce mouvement d’appréciation comme synonyme d’un renforcement de l’économie russe.

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Pour réduire la demande en devises étrangères et endiguer la fuite des capitaux, les autorités russes ont plongé la tête la première dans le dirigisme économique. Avant la fin du premier mois de la guerre, le gouvernement russe avait instauré un contrôle des changes. Quant à la banque centrale russe, elle a cessé de publier ses statistiques hebdomadaires sur ses réserves de changes dès la première semaine, avant d’obliger les entreprises exportatrices à convertir en roubles 80% de leurs recettes en devises étrangères et de remonter ses taux directeurs à trois occasions pour soutenir la valeur du rouble sur le marché des changes. Deux autres phénomènes ont concouru à la remontée du rouble : la flambée mondiale des prix des matières premières et le choix des Occidentaux d’appliquer leurs sanctions sur les importations des entreprises russes plutôt que sur leurs exportations. L’augmentation des recettes d’exportation en hydrocarbures et le recul des importations ont favorisé l’appréciation de la devise.

Au moment où nous parlons le rouble est fort en apparence mais impuissant dans la réalité. Il le sera tant que son pouvoir d’achat sera étouffé par les sanctions occidentales, qui visent à ralentir l’approvisionnement du marché russe en biens et services étrangers. Pour le moment, elles semblent efficaces : une récente note du Peterson Institute évaluait la chute des exportations vers la Russie à 60% pour les pays émetteurs de sanctions et à 40% pour les pays non-émetteurs de sanctions, comparativement aux chiffres du commerce extérieur du second semestre 2021. Dans ces conditions, à quoi peut bien servir une monnaie forte si ceux qui la détiennent ne peuvent (presque) plus rien acheter à l’étranger ? La surévaluation du rouble pose enfin un autre problème pour l’économie russe : elle dégrade durablement la compétitivité des exportations des biens manufacturés.

Au-delà même de la question du rouble, comment se porte l’économie russe ?

Les recettes de la vente du pétrole et du gaz ont permis au gouvernement russe d’accumuler un véritable trésor de guerre. Le drame pour les Russes est que ce formidable excédent commercial ne les a pas enrichis : en mai dernier, le ministère russe du développement économique évaluait le repli du PIB russe à « au moins » 7,8% » pour l’année 2022, un point de moins que les anticipations publiées par le FMI le mois précédent.

En dissuadant une large partie des fournisseurs traditionnels de la Russie de continuer à commercer avec elle, les vagues de sanctions financières ont empêché les achats de quantité de biens et services nécessaires au fonctionnement de l’économie russe – en particulier dans l’état de guerre qui est le sien depuis février dernier. Cette pénurie de produits intermédiaires étrangers (composants électroniques, pièces de précision, équipements divers, matériels informatiques, logiciels) a immédiatement perturbé les chaînes d’approvisionnement de tous les secteurs productifs. L’industrie aéronautique et l’industrie automobile ont été mises à l’arrêt. Les secteurs de la banque et de la défense commencent à être affectés. Il est de plus en plus difficile de fabriquer en Russie des marchandises à haute valeur ajoutée dans les domaines civils (cartes de crédit, automobiles, avions) comme militaires (missiles, tanks).

Les sanctions semblent avoir en partie dissuadé les pays qui se déclaraient neutres vis-à-vis de la guerre en Ukraine

Le départ de grandes entreprises comme Renault, Samsung, Intel, Apple, La Société générale (et des milliers d’autres) a quant à lui provoqué des effets désastreux sur le marché du travail russe, qui se trouve amputé de légions de cadres compétitifs et de travailleurs qualifiés. La hausse des taux engagée par la banque centrale russe a permis de refroidir temporairement une demande russe largement insatisfaite par la pénurie des produits. Si cette tendance se poursuit, elle pourrait conduire le pays à la récession.

Il semble que le président Poutine est en train de sacrifier l’économie russe pour réaliser ses buts de guerre. Quels que soient les débouchés politiques de l’invasion de Ukraine, la Russie a déjà accumulé un retard technologique important vis-à-vis de ses concurrents, révélé son extrême dépendance aux intrants étrangers et amorcé une phase de ralentissement. Son secteur manufacturier est dynamité. Si elle n’est pas reconstruite après la guerre, l’économie russe risque de sombrer dans la dépendance à ses rentes de matières premières et la Russie subira le sort qui frappe tant d’économies sous-développées, particulièrement fragilisées par les conséquences de leur surspécialisation primaire (vulnérabilité extrême aux chocs financiers et climatiques, corruption endémique, forte fluctuation monétaire, cycles d’hyper-inflation, fortes inégalités sociales et politiques). Comme la Russie, le Nigéria est fortement doté en pétrole, en gaz, en minerais et métaux, en terres agricoles. Mais cette richesse ne permet ni de nourrir un peuple ni de maintenir des institutions politiques stables.

Quelles stratégies s’offrent à Poutine pour contrer les effets de ces sanctions ?

Pour le gouvernement russe, la seule manière de contrer les sanctions occidentales est de réorganiser l’architecture de son commerce extérieur pour remplacer les fournisseurs et les débouchés qui pénalisent son industrie et ses consommateurs. Or, les sanctions semblent avoir en partie dissuadé les pays qui se déclaraient neutres vis-à-vis de la guerre en Ukraine. Comme expliqué plus haut, les exportations vers la Russie des pays non-émetteurs de sanctions a baissé de 40% en moyenne en 2022 par rapport l’année précédente. Dans les faits, les importations russes des pays européens sont devenues supérieures en valeur au total des importations russes en Chine depuis février dernier.

Les autorités russes sont habituées à louvoyer pour contourner des sanctions internationales, quitte à emprunter des circuits d’échanges très opaques. Mais cette fois l’enjeu est colossal : avant la guerre, selon l’économiste finlandaise Heli Simola, les approvisionnements russes étaient composés à 61% d’intrants en provenance de pays qui sont aujourd’hui émetteurs de sanctions. Certains composants ou services high-tech sont difficilement substituables : le moteur de recherche russe Yandex exploitait des logiciels de la société américaine Nvidia, qui a plié bagage en mars dernier. Le fabricant de semi-conducteurs taiwanais TSMC a interrompu tous ses deals avec les sociétés russes et leurs fournisseurs…

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Pour les remplacer, les Russes s’exposent à une triple difficulté : 1) trouver des fournisseurs qui disposent des produits recherchés, 2) trouver des fournisseurs qui sont prêts à s’exposer à la fermeture des marchés occidentaux 3) trouver de nouveaux fournisseurs dans ces conditions revient à perdre en pouvoir de négociation et à se placer sous la tutelle technologique de ces derniers. En théorie, le marché chinois pourrait permettre de remplacer les logiciels Nvidia et les semi-conducteurs taiwanais. La perte de concurrence qui résulterait d’un tel scénario conduirait à la formation de monopoles technologiques chinois en Russie.

Au-delà des coups de menton symboliques de Vladimir Poutine et du bluff qu’il essaye d’installer autour du groupe des BRICS, ni la Russie ni la Chine n’ont intérêt à s’isoler économiquement et politiquement. Il y a beaucoup trop à perdre. Peut-être le président russe mise-t-il sur l’hypothèse d’une division du camp occidental, d’un relâchement généralisé du respect des sanctions et sur le retour progressif du « business as usual ». Mais même dans ce scénario improbable (l’embargo sur 90% des importations européennes en pétrole russe commencera par exemple à la fin de l’année 2022) la Russie sortirait de cette crise considérablement fragilisée et discréditée sur tous les plans. Et sûrement pas en mesure de tenir des territoires annexés. Mais nous n’en sommes pas là. Pour l’instant, les sanctions gênent l’effort de guerre et l’issue du conflit est encore incertaine.

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