Au début de l’épidémie, il y a désormais un peu plus d’un an, quand j’admirais encore Raoult, parce qu’il me disait ce que j’avais envie d’entendre et qu’il s’attachait à correspondre à la figure du héros telle que nous autres, à droite, la fantasmons, je projetais d’écrire un article qui aurait vanté la revanche du littéraire sur le scientifique, le savoir humaniste contre la raison calculante, Hippocrate contre les robots.
Nul en science, je devinais bien qu’il n’était pas impossible que je me trompe et que mon emballement vis-à-vis de ce microbiologiste, youtubeur en devenir, ne soit rien d’autre que le fruit de mon ignorance en la matière
Dieu merci, ma pusillanimité et une pensée de derrière me prévinrent de l’erreur que je m’apprêtais à commettre. Moi-même nul en science, je devinais bien qu’il n’était pas impossible que je me trompe et que mon emballement vis-à-vis de ce microbiologiste, youtubeur en devenir, ne soit rien d’autre que le fruit de mon ignorance en la matière. Peu après, détrompé par les sottises de plus en plus énormes que le devin de Marseille racontait, toute honte bue, sottises évidentes, y compris pour un profane, qu’il présentait comme des preuves solides et tentant de rattraper à l’arrachée mes lacunes en épistémologie, lisant ceux que le professeur Raoult citaient mais aussi ceux qui s’y opposaient, comprenant les raisons des uns et des autres, je réalisais, un peu tard, devant les faits têtus que non seulement l’épidémie s’avérait grave, mais qu’elle ne pouvait pas être appréhendée à hauteur d’individu, qu’elle était somme toute principalement « contre-intuitive », et qu’elle déjouerait toute intelligence littéraire dans la mesure où celle-ci est une intelligence narrative, procédant par intuition, qui voit tout à la fois en avant et en arrière parce qu’elle est, dans sa nature primitive, un élan plutôt qu’une scrutation.
En fait, l’épidémie imposait tout à la fois l’humilité et de penser en dehors de soi en vertu d’une objectivité à laquelle tend la science dure, sans l’atteindre. C’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas de choisir entre la science humaniste, pétrie de littérature et de philosophie, soucieuse de soigner plutôt que de comprendre, et une science statistique, pleine de froides études – habitées néanmoins de nombreux malades – et précautionneuse à l’excès. Il s’agissait, en réalité, de cesser de faire de la littérature pour rentrer dans la science jusqu’à son épuisement, pour en mesurer les limites et s’en effrayer, ces limites qui font que ni la science ni la littérature ne suffisent à dire l’ensemble du réel. Il s’agissait encore de cesser de penser en littéraire, c’est-à-dire par archétype, en convoquant les concepts faciles de « vie nue » ou de « biopolitique » qui ne résistent pas une seconde à révéler leur insuffisance à coller à cette gestion de l’épidémie pour peu qu’on ait fait l’effort de la considérer dans toute sa singularité. Que des intellectuels réputés, par ailleurs pertinents, aient pu se livrer à de tels sophismes doit interroger sur leurs capacités à penser par temps de crise, à penser quand il faut penser, et, peut-être même, à penser tout court. [...]